Histoires Tragiqves extraictes des oevvres italiennes de Bandel, & miſes en noſtre langue Françoiſe, par Pierre Boaiſtuau ſurnommé Launay, natif de Bretaigne.
Dediées à Monſeigneur Matthieu de Mauny, Abbé des Noyers. A PARIS, Pour Vincent Sertenas tenant ſa boutique au Palais, en la galerie par ou on va à la Chancellerie: Et à la rue neufue Noſtre dame, à l’ẽſeigne S.Iean l’Euãgeliſte. 1559. Auec Priuilege.
EXTRAICT DV PRIVILEGE DV ROY.
Par grace & priuilege du Roy, eſt permis à Vincent Sertenas Libraire en l’Vniuerſité de Paris, d’imprimer ou faire imprimer, vẽdre & diſtribuer vn liure intitulé, Hiſtoires Tragiques, extraictes des œuures Italiennes de Bãdel, & miſes en noſtre lãgue Frãçoiſe par Pierre Boaiſtuau ſurnõmé Launay, natif de Bretaigne. Et faict le dit Seigneur defenſes à tous Libraires & Imprimeurs, de nõ imprimer ou faire imprimer, vẽdre ne diſtribuer en ſes pays, terres & ſeigneuries, autres que ceux qu’aura imprimez ou faict imprimer le dict ſuppliant ſur peine de confiſcation deſdicts liuvres, & des deſpens dõmages & intereſts audict ſuppliant, iuſques au temps & terme de ſix ans, à compter du iour & date qu’ils ſeront acheuez d’imprimer, ainſi qu’il eſt coutenu es lettres patentes dudict ſeigneur, données à Paris le xvij. iour de Ianuier. L’an 1558. Signé Hurault, & ſeellées en ſimple queue de cire iaulne.
A MONSEIGNEVR matthiev de mavny, Abbé des Noyers, Pierre Boaiſtuau treshumble ſalut.
MOnſeigneur, depuis les tristes nouuelles que vous entendiſtes dernierement, eſtant en ceſte cité, ie ne ceſſay de rechercher entre mes plus chers eſcrits, ſ’il ſe pourroit preſenter quelque choſe qui donnaſt treues à voz nouueaux ennuiz. Et apres auoir conſideré,que la philoſophie eſtoit la vraye medecine de toutes les plus cruelles paßiõs de l’ame: & à laquelle les anciens, entre leurs plus aſpres tribulations, ont touſiours eu leur refuge. Ie propoſay de vous preſenter mon Theatre du Monde, lequel combien qu’il ſoit cõtrainct, & que le diſcours en ſoit bref, ſi eſt ce que le Chreſtien diligẽt trouuera vn aſſez ample ſubiect en quoy ſ’exercer: Car ſoubs l’eſcorce d’vn petit mõceau de parolles, aſſez mal agencées, les Rois, Princes, Pontifes, Empereurs, & Monarques, & generalement tous ceux qui font traffique en la boutique de ce mõde, peuuent contempler par bon ordre quel rolle ils iouënt en ce theatre humain: Car lors que la mort (meſſagere implacable de Dieu) vient, & qu’elle met fin à leur tragedie, ils recognoiſſent leurs infirmitez & miſeres, & confeſſent eulx meſmes ceulx eſtre plus heureux, qui les yeulx fermez les attẽdent au ſepulchre, que ceulx qui les yeulx ouuerts les experimẽtent en la terre: Dequoy vous auez faict vne aſſez viue eſpreuue, en vous meſme, par la nouuelle perte de Monſeigneur l’Archeueſque de Bordeaux voſtre oncle, lequel apres auoir franchy tant de perilleuſes peregrinations, & dompté tãt de trauerſes de fortune, penſant faire ſa retraicte des vanitez du monde, estant quaſi au premier ſomme de ſon aage, ou la vie luy deuoit eſtre plus doulce, la mort neantmoins au deſpourueu a touché au marteau de ſa porte, & a tranché le filet de ſa vie, auec vn eternel regret, non ſeulement de vous & des voſtres, ains de toute noſtre republique Francoiſe: en laquelle il a ſi bien grauée la mémoire de ſes heroiques vertuz, que le tẽps, qui dompte toutes choſes, ne l’en pourra iamais effacer. En conſideration dequoy, Monſeigneur, il m’a ſemblé, conuenable à voſtre fortune, vous faire maintenant offre de ie ne ſçay quoy de plus gay, à fin d’adoulcir, & donner quelque relaſche à voz ennuiz paſſez. Et n’ayant pour le preſent autre choſe en main digne de vous, que ce traicté d’hiſtoires, i’ay prins la hardieſſe de vous eſlire entre tant d’excellents Prelats, deſ quels noſtre Europe eſt illuſtrée, pour eſtre la guide & aſtre ſoubs l’influence duquel il doibt ſortir en lumiere, eſtant aßeuré que ſ’il eſt fortiffié de l’õbre & ſplendeur de voz diuines vertuz, & des autres excellẽts ornements, deſquels le ciel vous a voulu decorer, il ne peult faillir d’eſtre bien receu, & fauoriſé de tous, vous ſuppliant humblement le receuoir, cõme courrier honteux, & fidelle teſmoing de quelque choſe de plus grand que ie vous dreſſe pour l’aduenir, en recognoiſſance de la premiere courtoiſie que i’ay receu ces iours paſſez de vous, en la conſommation de laquelle conſiſte & repoſe du tout le cours ardent, ou la diſcontinuation de mes eſtudes.
ADVERTISSEMENT av lectevr.
BEning Lecteur, à fin que ie recongnoiſſe par qui i’ay proffité, & que tu reſentes de ta part, à qui tu es tenu du plaiſir ou contentemẽt, lequel tu pourras receuoir de ceſt œuure: ie t’ay bien voulu aduertir, que le ſeigneur de Belleforeſt, gentilhomme Comingeois, m’a tãt ſoulagé en ceſte traduction, qu’à peine fuſt elle ſortie en lumiere, ſans ſon ſecours, cõbien que ie ne ſois redeuable à aucun de la diction, de laquelle ie ſuis le ſeul autheur. Si eſt ce que pour tirer le ſens des hiſtoires Italiennes il m’a tellement ſoulagé, que nous ſerions ingrats & toy & moy, ſi nous ne luy en ſçauions gré. Mais d’autant que i’eſpere, qu’il te fera voir le ſecond Tome bien toſt en lumiere, traduict de ſa main: Ie me deporteray de faire plus long diſcours de ſes loüanges, leſquelles (pour ſes merites) ie deſirerois eſtre auſsi bien publiées partout, cõme elles me ſont congneuës, & à tous ceux qui le frequentent. Te priant au reſte, ne trouuer mauuais, ſi ie ne me ſuis aſſubiecty au ſtile de Bandel: car ſa phraſe m’a ſemblé tant rude, ſes termes impropres, ſes propos tant mal liez, & ſes ſentences tant maigres, que i’ay eu plus cher la refondre tout de neuf, & la remettre en nouuelle forme, que me rendre ſi ſuperſtitieux imitateur: n’ayãt ſeulement pris de luy que le ſubiect de l’hiſtoire, comme tu pourras aiſément deſcouurir, ſi tu es curieux de conferer mon ſtile auec le ſien. Au reſte i’ay intitulé ce liure de tiltre Tragique, encore que (peult eſtre) il ſe puiſſe trouuer quelque hiſtoire, laquelle ne reſpondra en tout à ce qui eſt requis en la tragedie: neantmoins, ainſi que i’ay eſté libre en tout le ſubiect, ainſi ay ie voulu donner l’inſcription au liure telle, qu’il m’a pleu. Te priant faire telle interpretation de mon labeur que tu voudras receuoir de moy, tenant ma place.
SOMMAIRE DE LA TROISiesme histoire.
Ie m’aſſeure que ceux qui mesurent la grandeur des œuures de Dieu, ſelon la capacité de leur rude entendemẽt, n’adiouſteront pas legerement foy à ceste hiſtoire, tant pour la varieté des accidens eſtranges qui y ſont deſcrits, que pour la nouueauté d’vne ſi rare & parfaicte amitié: Si eſt ce que ie puis acertener vne fois pour toutes que ie ne inſereray aucune hiſtoire fabuleuſe en tout ceſt œuure, de laquelle ie ne face foy par annales et croniques, ou par cõmune approbation de ceux qui l’ont veu, ou par autoritez de quelque fameux hiſtoriographe, Italien ou Latin. Ceux qui ont leu en Pline, Valere, Plutarque & pluſieurs autres qui anciennement il s’eſt retrouué grand nombre d’hommes & de femmes qui ſont morts par vne trop exceßiue ioye, ne feront doute qu’on ne puiſſe mourir par les furieuſes flammes du trop ardent amour, lequel s’il s’empare vne fois de quelque genereux ſubiect & qu’il ne trouue forte reſiſtance qui luy serue de rampart pour empeſcher la violence de ſon cours, il mine & consomme ſi bien peu à peu les vertuz & facultez naturelles, que l’esprit ſuccombãt au faiz quitte la place à la vie. Ce qui eſt verifié par la piteuſe et infortunée mort de deux amants, leſquels rendirent leurs derniers ſouſpirs en vn meſme ſepulchre à Veronne, auquel repoſent encores pour le iourd’huy leurs os auec grand merueille: Hiſtoire non moins admirable que veritable.
HISTOIRE TROISIESME, De deux amans, dont l’vn mourut de venin, l’autre de triſteſſe.
Si l’affectiõ partticuliere qu’à bõ droict chacũ porte au lieu de ſa natiuité ne vous deçoit, ie croy q̃ vous confeſſerez auecques moy qu’il y a peu de citez en Italie qui puiſſent ſurmonter Veronne: Tant à cauſe du fleuue nauigable nommé Adiſſe, qui paſſe quaſi par le milieu de la ville, & au moyẽ duquel ſe faict vne groſſe traficque en Allemaigne, comme en ſemblable pour le regard des fertiles montaignes & vallées delectables qui l’enuironnent, auec vn grand nombre de treſ claires & viues fontaines qui ſeruẽt pour l’aiſe & commodité du lieu, ſans deduire par le menu pluſieurs autres ſingularitez, quatre ponts, & vne infinité d’autres venerables antiquitez qui ſe manifeſtent de iour à autre, à ceux qui ſont curieux de les contempler. Ce que i’ay voulu rechercher vn peu de plus loing, d’autant que l’hiſtoire tres veritable que ie veux deduire cy apres en depend, & en eſt encores pour le iourd’huy la mémoire ſi recente à Veronne qu’à peine en ſont eſſuyez les yeux de ceux qui ont veu ce piteux ſpectacle. Du tẽps que le ſeigneur de l’Eſcale eſtoit ſeigneur de Veronne, il y auoit deux familles en la cité, qui eſtoient plus renommées que les autres, tant en richeſſe qu’en nobleſſe, l’vne deſquelles ſ’appelloit les Mõteſches, l’autre les Cappelletz: mais ainſi que le plus ſouuent il y a enuie entre ceux qui ſont en pareil degré d’honneur,auſsi ſuruint il quelque inimitié entr’eux, & combien que l’origine en fuſt leger & aſſez mal fondé, ſi eſt ce que par interualle de temps il ſ’enflamma ſi bien qu’en diuerſes menées qui ſe dreſſerent d’vne part & d’autre, pluſieurs y laiſſerent la vie. Le ſeigneur Barthelemy de l’Eſcale (duquel auons ia parlé) eſtant ſeigneur de Veronne, & voyant vn tel deſordre en ſa republique ſ’eſſaya par tous moyens de reduire & conſilier ces deux ligues, mais tout en vain, car leur haine eſtoit ſi bien enracinée, qu’elle ne pouuoit eſtre moderée par aucune prudence ou conſeil, de ſorte qu’il ne peuſt gaigner ſur eux autre choſe que leur faire laiſſer les armes pour vn temps, attẽdant quelque autre ſaiſon plus opportune, ou auec plus de loiſir il eſperoit appaiſer le reſte. Ce pendant que ces choſes eſtoient en tel eſtat, l’vn des Monteſches, qui ſe nommoit Romeo, aagé de vingt à vingt & vn an, le plus beau & mieux accomply gentilhõme qui fuſt en toute la ieunesse de Veronne, ſ’enamoura de quelque damoiſelle de Veronne, & en peu de iours fut tellement eſpris de ſes bonnes graces, qu’il habandonna toutes ſes autres occupations pour la ſervir & honnorer. Et apres pluſieurs lettres, ambaſſades & preſens, il ſe delibera en fin de parler à elle, & de luy faire ouuerture de ſes paſſions, ce qu’il fiſt ſans rien practiquer, car elle qui n’auoit eſté nourrie qu’à la vertu luy ſceut tant bien reſpondre, & retrancher ſes affections amoureuſes qu’il auoit occaſion pour l’aduenir de n’y plus retourner, & meſmes ſe monſtra ſi auſtere qu’elle ne luy fiſt la grace d’vn ſeul regard, mais plus le ieune enfant la voyoit retifue, plus ſ’enflammoit, & apre sauoir continué quelque moys en telle ſeruitude ſans trouuer remede à ſa paſſion, ſe delibera en fin de ſ’en aller de Veronne pour experimenter ſi en changeant de lieu il pourroit changer d’affection, & diſoit en ſoy meſme. Que me ſert d’aimer vne ingrate, puis qu’elle me deſdaigne ainſi? Ie la ſuis par tout, & elle me fuit, ie ne puis viure ſi ie ne ſuis aupres d’elle, & elle n’a contentement aucun, ſinon quãd elle eſt abſente de moy. Ie me veux donc pour l’aduenir eſtranger de ſa preſence, car peult eſtre que ne la voyant plus, ce mien feu qui prend viande & aliment de ſes beaux yeux ſ’amortira peu à peu: mais penſant executer ſes penſers, en vn inſtant ils eſtoient reduicts au contraire, de ſorte que ne ſçachant en quoy ſe reſouldre paſſoit les iours & les nuicts en plainctes & lamentations merueilleuſes: car amour le ſollicitoit de ſi pres, & luy auoit ſi bien empraincte la beauté de la damoiſelle en l’interieur de ſon cueur, que n’y pouuant plus reſiſter il ſuccomboit au faiz, & ſe fondoit peu à peu comme la neige au ſoleil, dequoy eſmerueillez ſes parẽts & alliez, plaignoient grandement ſon deſaſtre, mais ſur tous les autres vn ſien compaignon plus meur d’aage & de conſeil que luy, commença à le reprendre aigrement: Car l’amitié qu’il luy portoit eſtoit ſi grande qu’il ſe reſſentoit de ſon martire, & participoit à ſa paſsion, qui fut cauſe que le voyant quelquefois agité de ſes reſueries amoureuſes, il luy dict Rhomeo, ie m’eſmerueille grandement comme tu conſumes ainſi le meilleur de ton aage à la pourſuitte d’vne choſe de laquelle tu te vois meſpriſé & banny, ſans qu’elle ait reſpect ny à ta prodigue deſpence, ny à ton honneur, ny a tes larmes, ny meſmes à ta miſerable vie, qui eſmouue les plus conſtãs à pitié: Parquoy ie te prie par noſtre anciẽne amitié & par ton propre ſalut que tu apprennes à l’aduenir à eſtre tien, ſans aliener ta liberté à perſonne tãt ingrate, car à ce que ie puis coniecturer par les choſes qui ſont passées entre toy & elle, ou elle eſt amoureuſe de quelque autre, ou bien eſt en deliberation de n’aymer iamais aucun. Tu es ieune, riche des biens de fortune, & plus recommandé en beauté que gentil homme de ceſte cité, tu es bien inſtruict aux lettres, tu es fils vnique de ta maiſon, quel creuecueur à ton pauure vieillard de pere, & à tes autres parens de te veoir ainſi precipité en ceſt abiſme de vices, & en l’aage ou tu deuſſes leur donner quelque eſperance de ta vertu. Commence doncques deſormais à recognoiſtre l’erreur en laquelle as veſcu iuſques icy. Oſte ce voille amoureux qui te bande les yeux & qui t’empeſche de ſuyure le droict ſentier, par lequel tes anceſtres ont cheminé, ou bien ſi tu te ſens ſi ſubiect à ton vouloir, range ton cueur en autre lieu, & eſliz quelque maiſtreſſe qui le merite, & ne ſeme deſormais tes peines en ſi mauuaiſe terre, que tu n’en reçoiues aucun fruict. La ſaiſon s’approche qu’il ſe fera aſſemblée de dames par la cité ou tu en pourras regarder quelqu’vne de ſi bon œil qu’elle te fera oublier tes paſsions precedẽtes. Ce ieune enfant ententiuemẽt eſcoute toutes les raiſons perſuaſiues de ſon amy, commença quelque peu à modererer ceſt ardeur, & recongnoiſtre que toutes les exhortations qu’il luy auoit faictes ne tendoient qu’à bõne fin, & deſlors delibera les mettre en execution & de ſe retrouuer indifferemment par toutes les feſtins & aſsẽblées de la ville ſans auoir aucune des dames non plus affectée que l’autre. Et continua en ceſte façon de faire deux ou trois moys, penſant par ce moyen eſteindre les eſtincelles de ſes anciennes flammes. Aduint donc quelques iours apres enuirõ la feſte de Noel que l’on commẽça à faire feſtins, ou les maſques ſelon la couſtume auoient lieu. Et par ce qu’Anthoine Cappellet eſtoit chef de ſa famille & des plus apparents ſeigneurs de la cité. Il feiſt vn feſtin, & pour le mieux ſolenniſer, il cõuia toute la nobleſſe tant des hommes que des femmes, en laquelle on peut veoir auſsi la plus grand part de la ieunesse de Veronne. La famille des Capellets (comme nous auons monſtré au commencement de ceſte hiſtoire) eſtoit en diſside auec celle des Monteſches, qui fut la cauſe pour laquelle les Monteſches ne ſe trouuerent à ce conuy, hors mis ce ieune adoleſcent Rhomeo Monteſche, lequel vint en maſque apres le ſouper, auec quelques autres ieunes gẽtilshommes. Et apres qu’ils eurent demeuré quelque eſpace de temps la face couuerte de leurs maſques, ils ſe deſmaſquerẽt. Et Rhomeo tout honteux ſe retira en vn coing de la ſalle, mais pour la clarté des torches qui eſtoient allumées il fut incontinent aduisé de tous, ſpecialemẽt des dames, car oultre la naifue beauté, de laquelle nature l’auoit doué, encores s’eſmerueilloient elles d’aduantage de ſon aſſeurance, & comme il auoit oſé entrer auec telle priuaulté en la maiſon de ceux qui auoient peu d’occaſion de luy vouloir bien: Toutesfois les Capellets diſsimulans leur hayne, ou bien pour la reuerence de la compaignie, ou pour le reſpect de ſon aage, ne luy meffirẽt, ny d’effect ny de parolles. Au moyen dequoy auec toute liberté il pouuoit cõtẽpler les dames à ſon aiſe, ce qu’il ſceut ſi bien faire, & de ſi bonne grace qu’il n’y auoit celle qui ne receuſt quelque plaiſir de ſa preſence. Et apres auoir aſsis vn iugement particulier ſur l’excellence de chacune, ſelon que l’affection le conduiſoit, il aduisa vne fille entre autres d’vne extreme beauté, laquelle encores qu’il ne l’euſt iamais veuë, elle luy pleut ſur toutes & luy donnoit en ſon cueur le premier lieu en toute perfectiõ de beauté. Et la feſtoyant inceſſamment par piteux regards, l’amour qu’il portoit à ſa premiere damoiſelle demoura vaincu par ce nouueau feu, lequel print tel accroiſſement & vigueur qu’il ne ſe peuſt onques eſteindre que par la ſeule mort, comme vous pourrez entendre par l’vn des plus eſtrãges diſcours que l’homme mortel ſçauroit imaginer. Le ieune Rhomeo doncques ſe ſentant agité de ceſte nouuelle tẽpeſte, ne ſçauoit quelle contenance tenir, ains eſtoit tant ſurpris & alteré de ſes dernieres flãmes qu’il meſcognoiſſoit preſques ſoy meſme, de ſorte qu’il n’auoit la hardieſſe de ſ’enquerir qui elle eſtoit, & n’eſtoit intentif ſeulemẽt qu’à repaiſtre ſes yeux de laveuë d’icelle: par leſquels il humoit le doux venin amoureux, duquel il fut en fin ſi biẽ empoiſonné, qu’il fina ſes iours par vne cruelle mort. Celle pour qui Rhomeo ſouffroit vne ſi eſtrange paſsion, s’appelloit Iulliette, & eſtoit fille de Capellets maiſtre de la maiſon ou ſe faiſoit ceſte aſſemblée, laquelle ainſi que ſes yeux vndoiẽt çà & là, apperceut de fortune Rhomeo, lequel luy ſembla le plus beau gentil homme qu’elle euſt oncques veu à ſon gré. Et amour adonc qui eſtoit en embuſche, lequel n’auoit point encores aſſailly le tendre cueur de ceſte ieune damoiſelle, la toucha ſi au vif que quelque reſiſtance qu’elle ſceuſt faire n’eut pouuoir de ſe garantir de ſes forces, & deſlors commença à contemner toutes les põpes de la feſte, & ne ſentoit plaiſir en ſon cueur ſinon lors que par emblée elle auoit getté ou receu quelque traict d’œil de Rhomeo. Et apres auoir cõtẽté leurs cueurs paſsionnez par vne infinité d’amoureux regards, leſquels ſe rencontrants le pluſ ſouuent & ſe meſlants, enſemble leurs rayons ardens donnoient suffiſant teſmoignage de quelque commencement d’amitié. Amour ayant faict ceſte breche au cueur de ces amans, ainſi qu’ils cherchoiẽt tous deux les moyẽs de parler enſemble, fortune leur en appreſta vne prompte occaſion, car quelque ſeigneur de la trouppe print Iulliette par la main pour la faire dancer au bal de la torche, duquel elle ſe ſceu ſi biẽ acquiter, & de ſi bonne grace, qu’elle gaigna pour ce iour le pris d’honneur entre toutes les filles de Veronne. Rhomeo ayant preueu le lieu ou elle ſe deuoit retiter, fiſt ſes approches, & ſceut ſi diſcrettement conduire ſes affaires qu’il eut le moyen à ſon retour d’eſtre aupres d’elle. Iulliette le bal finy retourna au meſme lieu duquel elle eſtoit partie au parauant, & demeura aſsiſe entre Rhomeo, & vn autre appellé Marcucio, courtiſan fort aymé de tous, lequel à cauſe de ſes facecies & gentilleſſes eſtoit bien receu en toutes compaignies. Marcucio hardy entre les vierges, comme vn lyon entre les aigneaux ſaiſit incontinant la main de Iulliette, lequel auoit vne couſtume tant l’hyuer que l’eſté d’auoir touſiours les mains froides comme vn glaçon de montaigne, meſme eſtant aupres du feu. Rhomeo lequel eſtoit au coſté ſeneſtre de Iulliette, voyant que Marcucio la tenoit par la main dextre à fin de ne faillir à ſon deuoir, print l’autre main de Iulliette, & la luy ſerrant vn peu, ſe ſentit tellement preſſé de ceſte nouuelle faueur qu’il demeura court ſans pouuoir reſpondre, mais elle qui apperceut par ſa mutation de couleur que le deffault procedoit d’vne trop vehemente amour deſirãt de l’ouyr parler, ſe tourna vers luy, & la voix tremblante auec vne honte virginale entremeſlée d’vne pudicité, luy diſt: Benoiſte ſoit l’heure de voſtre venuë à mon coſté, puis penſant acheuer le reſte, amour luy ſerra tellement la bouche qu’elle ne peut acheuer ſon propos. A quoy le ieune enfant tout tranſporté d’aiſe & de contentemẽt en ſouſpirant luy demãda quelle eſtoit la cauſe de ceſte fortunée benediction. Iulliette vn peu plus aſſeurée auec vn regard de pitié luy diſt en ſouſriant: Mon gẽtilhõme ne ſoyez point eſmerueillé ſi ie beniz voſtre venuë, d’autant que le ſeigneur Marcucio long tẽps auec ſa main gelée m’a toute glacé la mienne, & vous de voſtre grace la m’auez eſchauffée. A quoy ſoudain repliqua Rhomeo, Madame, ſi le ciel m’a eſté tãt fauorable que ie vous aye faict quelque ſeruice agreable, pour m’eſtre trouué caſuelemẽt en ce lieu, ie l’eſtime bien employé, ne ſouhaittant autre plus grãd bien pour le comble de tous les contentemens que ie pretẽds en ce monde, que de vous ſeruir, obeyr & honorer par tout ou ma vie ſe pourra eſtẽdre, cõme l’experiẽce vous en fera pl9 entiere preuue, lors qu’il vous plaira en faire eſſay: mais au reſte ſi vous auez receu q̃lque chaleur par l’atouchemẽt de ma main, bien vous puis ie aſſeurer que les flãmes ſont mortes au regard des viues eſtincelles & du violẽt feu qui ſort de voz beaux yeux, leq̃l a ſi bien enflãmé toutes les plus ſenſibles parties de moy, q̃ ſi ie ne ſuis ſecouru par la faueur de voz diuines graces, ie n’attẽds q̃ l’heure d’eſtre du tout conſõmé & mis en cendre. A peine eut il acheué ſes dernieres paroles que le ieu de la torche print fin, dõt Iulliette qui toute bruſloit d’amour, luy ſerrãt la main eſtroictemẽt, n’eut loiſir de luy faire autre reſponſe que de luy dire tout bas: Mon cher ami, ie ne ſçay q̃l autre plus aſſeuré teſmoignage vous voulez de mon amitié, ſinõ que ie vous puis acertener que vous n’eſtes point plus à vous meſme que ie ſuis voſtre, eſtãt preſte & diſpoſée de vous obeyr en tout ce que l’honneur pourra ſouffrir, vous ſuppliãt de vous cõtenter de ce, pour le preſent, attẽdant quelque autre ſaiſon plus opportune ou nous pourrons cõmuniquer plus priuémẽt de noz affaires. Rhomeo ſe ſentãt preſſé de partir auec la cõpaignie, ſans ſçauoir par quel moyen il pourroit reuoir quelque autre fois celle qui le faiſoit viure & mourir, ſ’aduisa de demander à quelque ſien ami qui elle eſtoit, lequel luy fiſt reſpõſe qu’elle eſtoit fille de Capellet maiſtre de la maiſon ou auoit faict ce iour le feſtin, lequel indigné outre meſure dequoy la fortune l’auoit adreſſé en lieu ſi perilleux, iugeoit en ſoy meſme qu’il eſtoit preſque impoſsible de mettre fin à ſon entreprinſe. Iulliette conuoiteuſe d’autre coſté de ſçauoir qui eſtoit le iouuenceau quil’auoit tant humainemẽt careſſée le ſoir, & duquel elle ſentoit la nouuelle playe en ſon cueur, appella vne vieille dame d’honneur, qui l’auoit nourrie & eſleuée de ſon laict, à laquelle elle diſt, eſtant appuyée: Mere qui ſont ces deux iouuenceaux qui ſortẽt les premiers auec deux torches deuant? à laquelle la vieille reſpondit, ſelon le nom des maiſons dont ils eſtoient yſſuz: Puis elle l’interrogea derechef, qui eſt ce ieune qui tient vn maſque en ſa main, & eſt veſtu d’vn manteau de damaz? C’eſt, diſt elle, Rhomeo Mõteſche, fils du capital ennemy de voſtre pere & de ſes alliez: mais la pucelle au ſeul nõ de Monteſche demeura toute confuſe, deſeſperant du tout de pouuoir auoir pour eſpoux ſon tant affectionné Rhomeo, pour les anciennes inimitiez d’entre les deux familles: neantmoins elle ſceut (pour l’heure) ſi bien diſsimuler ſon ennuy & meſcontentement, que la vieille ne le peut comprẽdre: ains luy perſuada de ſe retirer en ſa chambre pour ſe coucher, à quoy elle obeyt, mais eſtant au lict, & cuidant prendre ſon acouſtumé repos, vn grand tourbillon de diuers penſemens, commencerẽt à l’enuironner & traicter de telle ſorte, qu’elle ne ſceut oncques clorre les yeulx, mais ſe tournant çà & lá, fantaſtiquoit diuerſes choſes en ſon eſprit, faiſant ores eſtat de retrancher du tout ceſte practique amoureuſe, ores de la continuer. Ainſi eſtoit la pucelle agitée de deux cõtraires, deſquels l’vn luy donnoit adreſſe de pourſuyure ſa deliberation, l’autre luy propoſoit le peril eminent auquel indiſcretement elle ſe precipitoit: & apres auoir longuement vagué en ce labyrinthe amoureux, ne ſçauoit en fin en quoy ſe reſouldre, mais elle pleuroit inceſſamment, & ſ’accuſoit ſoy meſme, diſant: Ah! chetiue & miſerable creature, dont procedent ces inacouſtumées trauerſes que ie ſens en mon ame, qui me font perdre le repos? Mais infortunée que ie ſuis, que ſçay ie ſi ce iouenceau m’aime comme il dict? peult eſtre que ſous le voile de ſes parolles amiellées il me veult rauir l’hõneur pour ſe venger de mes parens, qui ont offenſé les ſiens: & par ce moyen me rendre auec mon eternelle infamie la fable du peuple de Veronne. Puis ſoudain apres elle condãnoit ce qu’elle ſoupçonnoit au commencement, diſant: ſeroit il bien poſsible que ſoubs vne telle beauté & acomplie doulceur, deſloyauté & trahiſon euſſent mis leur ſiege? S’il eſt ainſi que la face eſt la loyalle meſſagiere des conceptions de l’eſprit, ie me puis aſſeurer qu’il m’aime: Car i’ay experimẽté tant de mutations de couleur en luy, lors qu’il parloit à moy, & l’ay veu tant tranſporté & hors de ſoy, que ie ne doy ſouhaitter autre plus certain augure de ſon amitié, en laquelle ie veulx perſiſter, immuable iuſques au dernier ſouſpir de ma vie, moyennant qu’il m’eſpouſe: car (peult eſtre) que ceſte nouuelle alliance engendrera vne perpetuelle paix & amitié entre ſa famille & la mienne. Arreſté dõcques en ceſte deliberation toutes les fois qu’elle aduiſoit Rhomeo, paſſer deuant ſa porte, elle ſe preſentoit auec vn viſage ioyeux, & le conduyſoit du clin de l’œil, tant qu’elle l’euſt perdu de veuë. Et apres auoir continué en ceſte façon de faire, par pluſieurs iours, Rhomeo ne ſe pouuant contenter du regard, contemploit tous les iours l’aſſiette de la maiſon, & vn iour entre autres il aduisa Iuliette à la feneſtre de ſa chambre, qui reſpondoit à vne rue fort eſtroicte, vis à vis de laquelle y auoit vn iardin, qui fut cauſe que Rhomeo (craignant que leurs amours feuſſent manifeſtées) commença deſlors à ne paſſer plus le iour deuant ſa porte, mais ſi toſt que la nuict auec ſon brun manteau auoit couuert la terre, il ſe pourmenoit luy ſeul auec ſes armes en ceſte petite ruelle: & apres y auoir eſté pluſieurs fois à faulte, Iuliette impatiente en ſon mal, ſe miſt vn ſoir à ſa feneſtre, & apperceut aiſémẽt par la ſplendeur de la Lune ſon Rhomeo, ioignãt ſa feneſtre non moins attendu qu’attendant, lors elle luy diſt tout bas la larme à l’œil, auec vne voix interrompue de ſouſpirs: Seigneur Rhomeo, vous me ſemblez par trop prodigue de voſtre vie, l’expoſant à telle heure à la mercy de ceux qui ont ſi peu d’occaſion de vous vouloir biẽ: leſquels oultre ſ’ils vous y auoient ſurpris vous mettroient en pieces, mon honneur que i’ay plus cher que ma vie, en ſeroit à iamais intereſſé. Ma dame, reſpondit Rhomeo, ma vie eſt en la main de Dieu, de laquelle luy ſeul peult diſposer: ſi eſt ce que ſi quelqu’vn vouloit faire effort de la m’oſter ie luy ferois congnoiſtre en voſtre preſence comme ie la ſçay deffendre, ne m’eſtant point toutesfois ſi chere, ny en telle recommendation, que ie ne la vouluſſe ſacrifier pour vous à vn beſoing: & quand bien mon deſaſtre ſeroit ſi grãd que i’en fuſſe priué en ce lieu ie n’aurois point d’occaſion d’y auoir regret, ſinon que la perdant ie perdrois le moyen de vous faire congnoiſtre le bien que ie vous veux, & la ſeruitude que i’ay à vous, ne deſirant la cõſseruer pour aiſe que i’y ſente, ny pour autre regard fors que pour vous aimer, ſeruir & honorer, iuſques au dernier ſouſpir d’icelle, ſoudain qu’eut donné fin à ſon propos, lors amour & pitié commencerent à ſ’emparer du cueur de Iuliette, & tenant ſa teſte appuyée ſur vne main, ayant ſa face toute baignée de larmes, repliqua à Rhomeo. Seigneur Rhomeo, ie vous prie ne me ramenteuoir plus ces choſes: car la ſeule apprehẽſion que i’ay d’vn tel incõuienent me faict balancer entre la mort & la vie, eſtant mon cueur ſi vny au voſtre, que vous ne ſçauriez receuoir le moindre ennuy de ce monde auquel ie ne participe comme vous meſmes: vous priant au reſte, que ſi vous deſirez voſtre ſalut & le mien, que vous m’expoſez en peu de parolles quelle eſt voſtre deliberation pour l’aduenir: car ſi vous pretendez autre priuauté de moy que l’honneur ne le commande, vous viuez en treſgrand erreur: mais ſi voſtre volonté eſt ſaincte, & que l’amitié laquelle vous dictes me porter, ſoit fondée ſur la vertu, & qu’elle ſe conſomme par mariage, me receuant pour voſtre femme, & legitime eſpouſe, vous aurez telle part en moy, que ſans auoir eſgard à l’obeyſſance & reuerence, que ie doy à mes parens, ny aux anciennes inimitiez de voſtre famille & de la mienne, ie vous feray maiſtre & ſeigneur perpetuel de moy, & de tout ce que ie poſſede, eſtant preſte & appareillée de vous ſuiure par tout ou vous me commanderez, mais ſi voſtre intention eſt autre, & que vous penſez recueillir [ok] le fruict de ma virginité, ſoubs le pretexte de quelque laſciue amitié, vous eſtes biẽ trõpé, vous priant vous en deporter, & me laiſſer deſormais viure en repos auec mes ſemblables. Rhomeo qui n’aſpiroit à autre choſe, ioignant les mains au ciel, auec vn aiſe & contentement incroyable, luy reſpondit: Ma dame, puis qu’il vous plaiſt me faire l’honneur de m’accepter pour tel, ie l’accorde, & m’y conſents, du meilleur endroit de mõ cueur, lequel vous demourra pour gaige, & aſſeuré teſmoing de mon dire, iuſques à ce que Dieu m’ait fait la grace de le vous monſtrer par effect. Et à fin que ie donne commencement à mon entreprinſe, ie m’en iray demain au conſeil à frere Laurens, lequel, oultre qu’il eſt mon pere ſpirituel, a de couſtume de me donner inſtruction en tous mes autres affaires priuez: & ne fauldray (ſ’il vous plaiſt) à me retrouuer en ce lieu, à la meſme heure, à fin de vous faire entẽdre ce que i’auray moyenné auecques luy, ce qu ‘elle accorda volontiers, & ſe finerent leurs propos, ſans que Rhomeo receuſt, pour ce ſoir, autre faueur d’elle que de parolle. Ce frere Laurens, duquel il ſera faict plus ample mention cy apres, eſtoit vn ancien Docteur en Theologie, de l’ordre des freres Mineurs, lequel oultre l’heureuſe profeſſion qu’il auoit faict aux ſainctes lettres, eſtoit merueilleuſement bien verſé en Philoſophie, & grand ſcrutateur des ſecrets de nature, meſmes renommé d’auoir intelligence de la Magie, & des autres ſciences cachées & occultes, ce qui ne diminuoit en rien ſa reputation: car il n’en abuſoit point. Et auoit ce frere, par sa preud’hommie & bonté, ſi bien gaigné le cueur des citoyens de Veronne, qu’il les oyoit preſque tous en confeſsion: & n’y auoit celuy depuis les petits iuſques aux grans, qui ne le reueraſt & aimaſt: & meſmes le plus ſouuent par ſa grande prudence, eſtoit quelquefois appellé aux plus eſtroicts affaires des ſeigneurs de la ville. Et entre autres il eſtoit grãdement fauoriſé du ſeigneur del’Eſcale ſeigneur de Veronne, & de toute la famille des Monteſches, & des Capellets, & de pluſieurs autres. Le ieune Rhomeo (comme auons ia dict) des ſon ieune aage auoit touſiours eu ie ne ſçay quelle particuliere amytié auecques frere Laurens, & luy communiquoit ſes ſecrets. Au moyen dequoy partant d’auec Iuliette ſ’en va tout droict à ſainct François, ou il racompta par ordre tout le ſucces de ſes amours au beau pere, & la concluſion du mariage prinſe entre luy & Iuliette, adiouſtant pour la fin, qu’il eſliroit pluſtoſt vne hõteuſe mort, que de luy faillir de promeſſe, auquel le bon homme apres luy auoir faict pluſieurs remonſtrances, & propoſé tous les inconueniens de ce mariage clandeſtin, l’exhorta d’y penſer plus à loyſir, toutesfois il ne luy fut poſsible de le reduire, parquoy [ok] vaincu de ſa pertinacité, & auſsi proiectant en luy meſmes que ce mariage ſeroit (peult eſtre) moyen de reconcilier ces deux lignées, luy accorda en fin ſa requeſte, auec la charge qu’il auroit vn iour de delay, pour excogiter le moyen de pourueoir à leur faict: mais ſi Rhomeo eſtoit ſoigneux de ſon coſté de donner ordre à ſes affaires, Iuliette ſemblablement faiſoit bien ſon deuoir du ſien: car voyant qu’elle n’auoit perſonne autour d’elle, à qui elle peuſt faire ouuerture de ſes paſſions, ſ’aduiſa de communiquer le tout a ſa nourrice qui couchoit en ſa chãbre, & luy ſeruoit de femme d’honneur, à laquelle elle commiſt entierement tout le ſecret des amours de Rhomeo & d’elle. Et quelque reſiſtance que la vieille fiſt au commencement de ſ’y accorder elle la ſceut en fin ſi bien perſuader & la gaigner, qu’elle luy promiſt de luy obeyr en ce qu’elle pourroit, & deſlors la deſpecha pour aller en diligence parler à Rhomeo, & ſçauoir de luy par quel moyen ilz pourroient eſpouſer & qu’il luy feiſt entendre ce qu’il auoit eſté determiné entre frere Laurens [ok] & luy. A laquelle Rhomeo fiſt reſponſe comme le premier iour qu’il auoit informé frere Laurens de ſon affaire, il auoit differé iuſques au iour ſubſequent qui eſtoit ce meſme iour, & qu’apeine y auoit il vne heure qu’il en eſtoit retourné pour la ſeconde foys. Et que frere Laurens & luy auoyent aduiſé que le ſamedy ſuyuant elle demãderoit congé à ſa mere d’aller à confeſſe, & ſe trouueroit en l’egliſe de ſainct François en certaine chappelle, en laquelle ſecrettement les eſpouſeroit, & qu’elle ne failliſt à ſe trouuer, ce qu’elle ſceut ſi bien conduire, & auec telle diſcretion, que ſa mere luy accorda ſa requeſte, & accompagnée ſeulement de la bonne vieille, & d’vne ieune damoiſelle, ſe trouua au iour determiné: & ſi toſt qu’elle fut entrée en l’egliſe, elle feiſt appeller le bon docteur frere Laurens, à laquelle on feiſt reſponſe, qu’il eſtoit au confeſsionnaire, & qu’on l’alloit aduertir de ſa venuë, ſi toſt que frere Laurens fut aduerty de la venuë de Iuliette, il entra au grand corps de l’egliſe, & diſt à la bonne vieille & à la ieune damoiſelle, qu’elles allaſſent ouyr meſſe, & qu’il les feroit appeler mais que il euſt faict auecques Iuliette: laquelle entrée en la cellule auecques frere Laurens, ferma la porte ſur eulx, comme il auoit de couſtume, meſme qu’il y auoit pres d’vne heure que Rhomeo & luy eſtoient enſemble enfermez. Auſquels frere Laurens, apres les auoir ouyz en confeſsion, diſt à Iuliette, Ma fille, ſelon que Rhomeo (que voicy preſent) m’a recité, vous eſtes accordée auecques luy, de le prendre pour mary, & luy ſemblablement vous pour ſon eſpouſe, perſiſtez vous encores maintenant en ces propos? Les amans reſpondirent qu’ils ne ſouhaittoient autre choſe. Et voyant leurs volontez conformes, apres auoir raiſonné quelque peu à la recommendation de la dignité de mariage, il prononça les parolles deſquelles on vſe, ſelon l’ordonnance de l’egliſe, aux eſpouſailles. Et elle ayãt receu l’ãneau de Rhomeo, ſe leuerent de deuant luy, lequel leur diſt: Si auez quelque autre choſe à conferer enſemble de voz menuz affaires, diligentez vous, car ie veulx faire ſortir Rhomeo d’icy, au deſceu des autres. Rhomeo preſſé de ſe retirer, diſt ſecrettement à Iuliette, qu’elle luy enuoyaſt apres le diſner la vieille, & qu’il feroit faire vne eſchelle de cordes, par laquelle (ce ſoir meſme) il mõteroit en ſa chãbre par la feneſtre, ou plus à loyſir ils aduiſeroient à leurs affaires. Les choſes arreſtées entre eux chacun ſe retira en ſa maiſon auec vn contentement incroyable, attẽdans l’heure heureuſe de la conſommation de leur mariage. Rhomeo arriué à ſa maiſon declara entierement tout ce qui eſtoit paſſé entre luy & Iulliette à vn ſien ſeruiteur nommé Pierre auquel il ſe fuſt fié de ſa vie, tant il auoit experimenté ſa fidelité, & luy commanda de recouurer promptement vne eſchelle de cordes auec deux forts crochets de fer, attachez aux deux bouts, ce qu’il feit aiſéement, par ce qu’elles ſont fort frequentes en Italie. Iulliette n’oublia au ſoir ſur les cinq heures, d’enuoyer la vieille vers Rhomeo, lequel ayãt pourueu de ce qui eſtoit neceſſaire, luy feiſt bailler la dicte eſchelle, & la pria d’aſſeurer Iulliette, que ce ſoir meſme il ne faudroit au premier ſomme de ſe trouuer au lieu accouſtumé, mais ſi ceſte iournée ſembla longue à ſes paſsionnez amans, il en faut croire ceux qui ont faict autres fois eſſay de ſemblables choſes, car chacune minute d’heure leur duroit mille ans, de ſorte que s’ils euſſent peu commander au ciel, comme Ioſué fiſt au ſoleil, la terre euſt eſté bien toſt couuerte de tres obſcures tenebres. L’heure de l’aſsignation venue Rhomeo ſ’accouſtra des plus ſumptueux habits qu’il euſt, & guidé par la bonne fortune ſe ſentãt approcher du lieu ou ſon cueur prenoit vie, ſe trouua tant deliberé qu’il franchit agilemẽt la muraille du iardin. Eſtant arriué ioignant la feneſtre apperceut Iulliette, qui auoit ia tendu ſon laſſon de corde pour le tirer en hault, & auoient ſi bien agraffé ladicte eſchelle, que ſans aucun peril il entra en la chambre, laquelle eſtoit auſsi claire que le iour à cauſe de trois mortiers de cire vierge que Iulliette auoit faict allumer pour mieux contempler ſon Rhomeo. Iulliette de ſa part pour toute pareure ſeulement de ſon couurechef s’eſtoit coiffée de nuict, laq̃lle incõtinẽt qu’elle l’apperceut ſe brãcha à ſon col, & apres l’auoir baiſé & rebaiſé vn million de fois, ſe cuida paſmer entre ſes bras ſans qu’elle euſt pouuoir de luy dire vn ſeul mot, ains ne faiſoit que ſouſpirer, tenant ſa bouche ſerrée contre celle de Rhomeo, laquelle ainſi tranſie, le regardoit d’vn œil piteux, qui le faiſoit viure & mourir enſemble. Et apres eſtre reuenuë quelque peu à ſoy, elle luy diſt, tirant vn profond ſouſpir de ſon cueur. Ah Rhomeo exemplaire de toute vertu & gentilleſſe, vous ſoyez le tres bienvenu maintenant en ce lieu, auquel pour voſtre abſence & pour la crainte de voſtre perſonne, i’ay tant getté de larmes que la ſource en eſt preſque eſpuiſée, mais maintenant que ie vous tiens entre mes bras facent deſormais la mort & la fortune comme ils entendront: car ie me tiens plus que ſatisfaicte de tous mes ennuyz paſſez, par la ſeule faueur de voſtre preſence. A laquelle Rhomeo la larme à l’œil, pour ne demeurer muet reſpondit: Madame, cõbien que ie n’aye iamais receu tant de faueur de fortune que vous pouuoir faire ſentir par viue experience la puiſſance qu’auez ſur moy, & le tourment, que ie receuois à tous les momẽs du iour à voſtre occaſion, ſi vous puis ie bien aſſeurer que le moindre ennuy, ou ie me ſuis veu pour voſtre abſence, m’a eſté mille fois plus penible, que la mort, laquelle longtemps a euſt tranché le filet de ma vie, ſans l’eſperance que i’ay touſiours euë en ceſte heureuſe iournée, laquelle me payant maintenant le iuſte tribut de mes larmes paſſées, me rend plus content, que ſi ie commandois à l’vniuers, vous ſuppliãt (ſans nous amuſer à rememorer noz anciennes miſeres) que nous aduiſons pour l’aduenir de contenter noz cueurs paſsionnez, & à conduire noz affaires auec telle prudence & diſcretion que noz ennemis n’ayans aucun aduantage ſur nous, nous laiſſent continuer noz iours en repos & tranquilité: & ainſi que Iulliette vouloit reſpondre, la vieille ſuruint qui leur diſt: Qui a tẽps à propos & le pert, trop tard le recouure, mais puis qu’ainſi eſt que vous auez tant faict endurer de mal l’vn à l’autre, voyla, diſt elle, vn camp que ie vous ay dreſſé, leur monſtrant le lict de camp qu’elle auoit appareillé: prenez voz armes, & en iouez deſormais la vengeance. A quoy ils ſ’accorderent ayſément, & lors eſtans entre les draps en leur priué, apres ſe eſtre cheriz & feſtoyez de toutes les plus delicates careſſes dont amour les peult aduiſer, Rhomeo rompant les ſaincts liẽs de virginité print poſſeſsion de la place, laquelle n’auoit encores eſté aſsiegée auecques tel heur & contentement, que peuuent iuger ceulx qui ont experimenté ſemblables delices. Leur mariage ainſi conſommé, Rhomeo ſe ſentant preſſé par l’importunité du iour, print cõgé d’elle, auecques proteſtation qu’il ne fauldroit de deux iours, l’vn à ce retrouuer en ce lieu, & auec le meſme moyen & à heure ſemblable, iuſques à ce que la fortune leur euſt appreſté ſeure occaſion de manifeſter ſans crainte leur mariage à tout le monde. Et continuerent ainſi quelque moys ou deux leurs aiſes, auec vn contentement incroyable, iuſques à tant que la fortune enuieuſe de leur proſperité tourna ſa rouë pour les faire trebucher en vn tel abiſme, qu’ils luy payerẽt l’vſure de leurs plaiſirs paſſez, par vne treſcruelle & treſpitoyable mort, comme vous entendrez cy apres, par le diſcours qui ſ’enſuit. Or comme nous auons deduict cy deuant, les Capellets & les Monteſches n’auoiẽt peu eſtre ſi bien reconciliez par le ſeigneur de Verõne, qu’il ne leur reſtaſt encores quelques eſtincelles de leurs anciennes inimitiez, & n’attendoient d’vne part & d’autre que quelque legiere occaſion pour ſ’attaquer, ce qu’ils feirẽt. Les feſtes de paſques (cõme les hommes ſanguinaires ſont volõtiers couſtumiers apres les bonnes feſtes commettre les meſchantes œuures) ou pres la porte de Bourſari deuers le chaſteau vieux de Veronne, vne trouppe des Capellets rencontrerent quelques vns des Monteſches, & ſans autres parolles commencerent à chamailler ſur eux, & auoient les Capellets pour chef de leur glorieuſe entreprinſe vn nommé Thibault, couſin germain de Iulliette, ieune homme, diſpos, & bien adroict aux armes, lequel exhortoit ſes compaignons de rabbattre ſi bien l’audace des Mõteſches ce voyage, qu’il n’en fuſt iamais mémoire, & s’augmenta la rumeur de telle ſorte par tous les cantons de Veronne, qu’il y ſuruenoit du ſecours de toutes parts: dequoy Rhomeo aduerty qui ſe promenoit par la ville auec quelques ſiens cõpaignons, ſe retrouua promptemẽt en la place ou ſe faiſoit ce carnage de ſes parens & aliez, & apres auoir aduisé qu’il y en auoit pluſieurs bleſſez des deux coſtez, dict à ſes compaignons. Mes amis ſeparons les, car ils ſont ſi acharnez les vns ſur les autres, qu’ils ſe mettrõt tous en pieces auãt que le ieu departe, & ce dit, il ſe precipita au milieu de la troupe, & ne faiſoit que parer aux coups, tant des ſiens que des autres, leur criant tout hault. Mes amis, c’eſt aſſez, il eſt tẽps deſormais que noz querelles ceſſent, car outre que Dieu y eſt grandement offenſé, nous ſommes en ſcandale à tout le monde & mettons ceſte republique en deſordre, mais ils eſtoient ſi animez les vns contre les autres qu’ils ne donnerent aucune audience à Rhomeo, & n’entendoient qu’à ſe tuer, deſmembrer & deſchirer l’vn l’autre, & fut la meſlée tant cruelle & furieuſe entre eux, que ceux qui la regardoient ſ’eſpouuentoient de les veoir tant ſouffrir, car la terre eſtoit toute couuerte de bras, de iambes, de cuiſſes & de ſang, ſans qu’ils donnaſſent teſmoignage aucun de puſilanimité, & ſe maintindrent ainſi longuement ſans qu’on peuſt iuger qui auoit du meilleur. Lors que Thibault couſin de Iulliette enflammé d’ire & de courroux ſe tournant vers Rhomeo, luy rua vne eſtocade penſant le trauerſer de part en part, mais il fut garanty du coup par le iaques qu’il portoit ordinairement, pour la doute qu’il auoit des Capellets, auquel Rhomeo reſpondit: Thibault tu peux cognoiſtre par la patience que i’ay euë iuſques à l’heure preſente, que ie ne ſuis point venu icy pour combatre ou toy & les tiens, mais pour moyenner la paix entre nous: & ſi tu penſois que par deffault de courage, i’euſſe failly à mon deuoir, tu ferois grãd tort à ma reputation, mais ie te prie de croire qu’il y a quelque autre particulier reſpect, qui m’a ſi bien commandé iuſques icy, que ie me ſuis contenu comme tu vois: duquel ie te prie n’abuſer, ains ſois content de tant de ſang reſpandu, & de tant de meurtres commis le paſſé, ſans que tu me contraignes de paſſer les bornes de ma volonté. Ha traiſtre, diſt Thibault, tu te penſes ſauuer par le plat de ta lãgue, mais entends à te defendre, car ie te feray maintenant ſentir qu’elle ne te pourra ſi bien garantir ou ſeruir de bouclier que ie ne t’oſte la vie, & ce diſant luy rua vn coup de telle furie que ſans que l’autre le para, il luy euſt oſté la teſte de deſſus les eſpaules, mais il ne fiſt que le preſter à celuy qui le luy ſceut incontinent rendre, car eſtant non ſeulemẽt indigné du coup qu’il auoit, mais de l’iniure que l’autre luy auoit faicte, commença à pourſuyure ſon ennemy d’vne telle viuacité, que au troiſieſme coup d’eſpée qu’il luy rua, il le renuerſa mort par terre d’vn coup de pointe que il luy auoit donné en la gorge, ſi qu’il la luy perſa de part en part. A raiſon dequoy la meſlée ceſſa, car outre que Thibault eſtoit chef de ſa compaignie, encores eſtoit il iſſu de l’vne des plus apparẽtes maiſons de la cité, qui fut cauſe que le Poteſtat fiſt cõgreger en diligẽce des ſoldats pour empriſonner Rhomeo, lequel voyant ſon deſaſtre s’en va ſecrettement vers frere Laurens à ſainct François, lequel ayant entendu ſon faict, le retint en quelque lieu ſecret du couuent iuſques à ce que la fortune en euſt autrement ordonné. Le bruict diuulgué par la cité de l’accident ſuruenu au ſeigneur Thibault, les Cappellets accouſtrez de dueil firent porter le corps mort deuant le ſeigneur de Veronne, tant pour l’eſmouuoir à pitié que pour luy demãder iuſtice, deuant lequel ſe retrouuerent auſsi les Monteſches, remonſtrãs l’innocence de Rhomeo & l’aggreſsion de l’autre. Le conſeil aſſemblé, & les teſmoings ouyz d’vne part & d’autre, il leur fut fait vn eſtroict commandement par ledict ſeigneur de poſer les armes. Et quant au delict de Rhomeo pource qu’il auoit tué l’autre ſe deffendant, il ſeroit banny à perpetuité de Veronne. Et ce commun infortune publié par la cité, tout eſtoit plein de plainctes & murmures. Les vns lamentoient la mort du ſeigneur Thibault, tant pour la dexterité qu’il auoit aux armes que pour l’eſperance qu’on auoit vn iour de luy, & des grands biens qui luy eſtoient preparez s’il n’euſt eſté preuenu par tant cruelle mort, les autres ſe douloient, (& ſpeciallement les dames) de la ruine du ieune Rhomeo, lequel outre vne beauté & bõne grace de laquelle il eſtoit enrichy, encores auoit il, ie ne ſçay quel charme naturel, par les vertuz duquel il attiroit ſi bien les cueurs d’vn chacun que tout le monde lamentoit ſon deſaſtre, mais ſur tous, infortunée Iulliette, laquelle aduertie tant de la mort de ſon couſin Thibault que du banniſſement de ſon mary, faiſoit retentir l’air par vne infinité de cruelles plainctes & miſerables lamẽtations: puis ſe ſentant par trop outragée de ſon extreme paſsion, entra en ſa chãbre, & vaincuë de douleur ſe ietta ſur ſon lict, ou elle commença à renforcer ſon dueil par vne ſi eſtrange façon, qu’elle euſt eſmeu les plus conſtans à pitié: puis comme tranſportée regardoit çà & lá, & aduiſant de fortune la feneſtre (par laquelle ſouloit Rhomeo entrer en ſa chambre) s’eſcria. O malheureuſe feneſtre, par laquelle furent ourdies les ameres trames de mes premiers malheurs, ſi par ton moyen i’ay receu autresfois quelque leger plaiſir, ou contentement tranſitoire, tu m’en fais maintenant payer vn ſi rigoureux tribut, que mon tẽdre corps ne le pouuant plus ſupporter, ouurira deſormais la porte à la vie, à fin que l’eſprit deſchargé de ce mortel fardeau cherche deſormais ailleurs plus aſſeuré repos. Ah Rhomeo, Rhomeo, quant au commencement i’euz accoinctance de vous, & que ie preſtois l’oreille à voz fardées promeſſes confirmées par tant de iuremens, ie n’euſſe iamais creu qu’au lieu de continuer noſtre amitié & d’appaiſer les myens, vous euſsiez cherché l’occaſion de la rompre par vn acte ſi laſche & vituperable, que voſtre renõmée en demeurera à iamais intereſſée, & moy miſerable que ie ſuis ſans conſort & eſpoux: Mais ſi vous eſtiez ſi affamé du ſang des Cappellets, pourquoy auez vous eſpargné le mien, lors que par tant de fois & en lieu ſecret m’auez veuë expoſée à la mercy de voz cruelles mains? La victoire que vous auiez euë ſur moy ne vous ſembloit elle aſſez glorieuſe, ſi pour la mieux ſolenniſer elle n’eſtoit couronnée de ſang, du plus cher de tous mes couſins? Or allez donc deſormais ailleurs deceuoir les autres malheureuſes comme moy, ſans vous trouuer en part ou ie ſois, ne ſans qu’aucune de voz excuſes puiſſe trouuer lieu en mon endroict. Et ce pendant ie lamenteray le reſte de ma triſte vie auec tant de larmes, que mõ corps eſpuiſé de toute humidité cherchera en brief ſon refrigere en terre. Et ayant mis fin à ſes propos, le cueur luy ſerra ſi fort qu’elle ne pouuoit ny plorer ny parler, & demeura du tout immobile comme ſi elle euſt eſté tranſie, puis eſtant quelque peu reuenuë auec vne voix foible diſoit: Ah langue meurtriere de l’honneur d’autruy, comme oſes tu offenſer celuy auquel ſes propres ennemis dõnẽt louenge? comment reiectes tu le blaſme ſur Rhomeo, duquel chacun approuue l’innocence? ou ſera deſormais ſon refuge, puis que celle qui deuſt eſtre l’vnique propugnacle & aſſeuré rampart de ſes malheurs, le pourſuiſt & diffame? Reçoy, reçoy doncques Rhomeo la ſatisfaction de mon ingratitude par le ſacrifice que ie te feray de ma propre vie: & par ainſi la faulte que i’ay commiſe contre ta loyauté ſera manifeſtée, toy vengé, & moy punie. Et cuidant parler d’auantage tous les ſentiments du corps luy deffaillirent, de ſorte qu’il ſembloit qu’elle donnaſt les derniers ſignes de mort, mais la bonne vieille qui ne pouuoit imaginer la cauſe de la lõgue abſence de Iulliette ſe doubta ſoudain qu’elle ſouffroit, quelque paſsion, & la chercha tant par tous les endroicts du palais de ſon pere qu’à la fin elle la trouua en ſa chambre eſtendue & paſmée ſur ſon lict, ayant toutes les extremitez du corps froides, comme marbre, mais la vieille qui la penſoit morte, commença à crier comme ſi elle euſt eſté forcenée, diſant: Ah chere nourriture! combien voſtre mort maintenant me griefue: Et ainſi qu’elle la manioit par tous les endroicts de ſon corps, elle cogneut qu’il y auoit encores quelque ſcyntille de vie, qui fut cauſe que l’ayant appellée pluſieurs fois par ſon nom elle la fiſt retourner d’extaſe. Puis elle luy diſt: Ma damoiſelle Iulliette, ie ne ſçay dont vous procede ceſte façon de faire, ny ceſte immoderée triſteſſe, mais bien vous puis ie aſſeurer que i’ay penſé depuis vne heure en ça vous accompaigner au ſepulchre: Helas ma grand amye (reſpond la deſolée Iulliette) ne congnoiſſez vous à veuë d’œil la iuſte occaſion que i’ay de me douloir & plaindre, ayant perdu en vn inſtant les deux perſonnes du monde, qui m’eſtoient les plus cheres? Il me ſemble, reſpond ceſte bonne dame qu’il vous ſiet mal (attendu voſtre reputation) de tomber en telle extremité, car lors que la tribulation ſuruient, c’eſt l’heure ou mieux ſe doibt monſtrer la ſagesse. Et ſi le ſeigneur Thibault eſt mort, le penſez vous reuocquer par voz larmes? Qu’en doit on accuſer que ſa trop grande preſumption & temerité? euſsiez vous voulu que Rhomeo euſt faict ce tort à luy & aux ſiens de ſe laiſſer outrager par vn à qui il ne cedoit en rien? ſuffiſe vous que Rhomeo eſt vif, & ſes affaires ſont en tel eſtat qu’auecques le temps il pourra eſtre r’appellé de ſon exil? Car il eſt grand ſeigneur comme vous ſçauez, bien apparenté, & bien voulu de tous. Parquoy armez vous deſormais de patience, car combien que la fortune le vous eſlongne pour vn temps, ſi ſuis ie certaine qu’elle le vous rendra auparapres auecques plus d’aiſe & de contentement que vous n’euſtes oncques. Et à fin que nous ſoyons plus aſſeurées en quel eſtat il eſt, ſi me voulez promettre de ne vous plus contriſter ainſi, ie ſçauray ce iourd’huy de frere Laurens ou il eſt retiré, ce que Iulliette luy accorda. Et ceſte bonne dame alors print le droict chemin à ſainct François ou elle trouua frere Laurens qui l’aduertit que ce ſoir Rhomeo ne faudroit à l’heure accouſtumée à viſiter Iulliette, enſemble luy faire entendre quelle eſtoit ſa deliberation pour l’aduenir. Ceſte iournée doncques ſe paſſa comme font celles des mariniers, leſquels apres auoir eſté agitéz de groſſes tempeſtes, voyant quelque rayon de ſoleil penetrer le ciel pour illuminer la terre ſe raſſeurent, & penſant auoir euité naufrage, ſoudain apres la mer vient à s’enfler, & mutiner les vagues par telle impetuoſité qu’ils retombent en plus grãd peril qu’ils n’auoient eſté au precedent. L’heure de l’aſsignatiõ venuë, Rhomeo ne faillit ſuyuant la promeſſe qu’il auoit faicte de ſe rendre au iardin ou il trouua ſon equipage preſt pour monter en la chambre de Iulliette, laquelle ayant les bras ouuerts commẽça à l’embraſſer ſi eſtroictement qu’il ſembloit que l’ame deuſt habãdonner ſon corps. Et furent plus d’vn gros quart d’heure en telle agonie tous deux ſans pouuoir prononcer vn ſeul mot. Et ayans leurs faces ſerrées l’vne cõtre l’autre, humoiẽt enſemble auecques leurs baiſers les groſſes larmes, qui tomboient de leurs yeux. Dequoy s’apperceuant Rhomeo penſant la remettre quelque peu, luy diſt: Mamie ie n’ay pas maintenant deliberé de vous deduire la diuerſité des accidẽs eſtranges de l’inconſtante & fragile fortune, laquelle eſleue l’homme en vn moment au plus hault degré de ſa rouë, & toutesfois en moins d’vn cil d’œil elle le rabaiſſe & deprime ſi bien, qu’elle luy appreſte plus de miſeres en vn iour que de faueur en cent ans, ce qui s’experimente maintenant en moy meſme, qui ay eſté nourri delicatemẽt auec les miẽs, maintenu en telle proſperité & grãdeur que vous auez peu cognoiſtre, eſperant pour le comble de ma felicité par moyẽ de noſtre mariage reconcilier voz parẽs auec les miens, pour conduire le reſte de ma vie à ſon periode determiné de dieu: Et neantmoins toutes mes entreprinſes ſont rẽuerſées & mes deſſeings tournez au cõtraire, de ſorte qu’il me faudra deſormais errer vagabond par diuerſes prouinces, & me ſequeſtrer des miens, ſans auoir lieu aſſeuré de ma retraicte. Ce que i’ay bien voulu mettre deuant voz yeux, à fin de vous exhorter à l’auenir deporter patiẽmẽt tant mon abſenſe, que ce qui vo9 eſt deſtiné de Dieu: mais Iulliette toute confite en larmes, & mortelles angoiſſes ne le voulut laiſſer paſſer outre, ains luy interrompant ſes propos, luy diſt: Comment Rhomeo aurez vous bien le cueur ſi dur & eſloigné de toute pitié de me vouloir laiſſer icy ſeule, aſsiegée de tant de mortelles miſeres? qu’il n’y a heure ny moment au iour, ou la mort ne ſe preſente mille fois à moy, & toutesfois mon malheur eſt si grãd que ie ne puis mourir: de ſorte qu’il ſemble proprement qu’elle me veult conſeruer la vie, à fin de ſe delecter en ma paſsion, & de triũpher de mon mal, & vous cõme miniſtre & tyran de ſa cruauté ne faites conſcience (à ce que ie voy) apres auoir recueilli le meilleur de moy, de m’abandonner. Enquoy i’experimente que toutes les loix d’amitié ſont amorties & eſteintes, puis que celuy duquel i’ay plus eſperé que de tous les autres, & pour lequel ie me ſuis faicte ennemie de moy meſme, me deſdaigne & cõtẽne: nõ, non Rhomeo, il vous fault reſoudre en l’vne des deux choſes, ou de me voir incontinant precipitée du hault de la feneſtre en bas apres vous, ou que vous ſouffrez que ie vous accõpaigne la part ou la fortune vous guidera: car mon cueur eſt tãt trãformé au voſtre, que lors que i’apprehende voſtre departemẽt, ie ſens ma vie incontinent s’eſloigner de moy, laquelle ie ne deſire continuer pour autre choſe, que pour me veoir iouyr de voſtre preſence, & participer à toutes voz infortunes comme vous meſme. Et par ainſi ſi oncques pitié logea en cueur de gentilhomme, ie vous ſupplie Rhomeo en toute humilité, qu’elle trouue ores place en voſtre endroict, que me receuez pour voſtre ſeruante & fidelle compaigne de voz ennuyz, & ſi voyez que ne puiſsiez me receuoir commodément en l’eſtat de femme, & qui me gardera de changer d’habits? ſeray ie la premiere qui en a vſé ainſi, pour eſchapper la tyrannie des ſiens? Doutez vous que mon ſeruice ne vous ſoit auſsi agreable que celuy de Pierre voſtre ſeruiteur? Ma loyauté ſera elle moindre que la ſienne? Ma beauté laquelle vous auez autresfois tant exaltée n’aura elle aucun pouuoir ſur vous? mes larmes, mon amitié & les anciens plaiſirs que vous auiez receuz de moy ſeront ils mis en oubly? Rhomeo la voyant entrer en ſes alteres, craignant qu’il luy aduint pis, la reprint de rechef entre ſes bras, & la baiſant amoureuſement, luy diſt: Iulliette, l’vnique maiſtreſſe de mon cueur, ie vous prie au nom de Dieu, & de la feruente amytié que me portez, que vous deſracinez du tout ces entreprinſes de voſtre entendement, ſi ne cherchez l’entiere ruyne de voſtre vie & de la mienne: car ſi vous ſuiuez voſtre conſeil, il ne peult aduenir autre choſe, que la perte des deux enſemble: car lors que voſtre abſence ſera manifeſtée, voſtre pere fera vne ſi vifue pourſuitte apres vous, que nous ne pourrons faillir à eſtre deſcouuerts & ſurpris, & enfin cruellement puniz, moy, comme rapteur, & vous comme fille deſobeiſſant à pere: & ainſi cuidant viure contents, noz iours prendront leur fin, par vne mort honteuſe: mais ſi voulez vous fortifier vn peu à obeyr à la raiſon, plus que aux delices que nous pourrions receuoir l’vn de l’autre, ie donneray tel ordre à mon banniſſement, que dedans trois ou quatre mois, pour tout delay, ie ſeray reuoqué. Et ſ’il en eſt autremẽt ordonné, quoy qu’il en aduienne, ie retourneray vers vous, & auec la puiſſance de mes amis ie vous enleueray de Verõne à main forte, non point en habit diſsimulé, comme eſtrangere, mais comme mon eſpouſe & perpetuelle compaigne. Et par ainſi moderez deſormais voz paſsions, & viuez aſſeurée, que la mort ſeule me peult ſeparer de vous & non autre choſe. Les raiſons de Rhomeo gaignerent tant ſur Iuliette, qu’elle luy reſpondit. Mon cher amy, ie ne veulx que ce qu’il vous plaiſt: Si eſt ce que quelque part que vous tiriez, mon cueur vous demeurera pour gage, du pouuoir que vous m’auez donné ſur vous. Ce pendant ie vous prie ne faillir me faire entendre ſouuent, par frere Laurens, en quel eſtat ſeront voz affaires, meſmes le lieu de voſtre reſidence. Ainſi ces deux pauures amans paſſerẽt la nuict enſemble, iuſques à ce que le iour qui commençoit à poindre, leur cauſa la ſeparation, auec extreme dueil & triſteſſe. Rhomeo ayant prins congéde Iuliette ſ’en va à ſainct François, & apres qu’il eut faict entendre ſon affaire à frere Laurẽs, partit de Veronne acouſtré en marchant eſtranger, & fiſt ſi bonne diligence que ſans encombrier il arriua à Mantouë (accompaigné ſeulemẽt de Pierre ſon ſeruiteur, lequel il rẽuoya ſoudainement à Veronne, au ſeruice de ſon pere) ou il loüa maiſon: & viuant en cõpaignie honorable, ſ’eſſaya pour quelques moys, à deceuoir l’ennuy qui le tourmentoit. Mais durant ſon abſence la miſerable Iuliette ne ſceut donner ſi bonnes trefues à ſon dueil, que par la mauuaise couleur de ſon viſage, on ne deſcouuriſt aiſémẽt l’interieur de ſa paſſion. A raiſon dequoy ſa mere qui l’entẽdoit ſouſpirer à toute heure, & ſe plaindre inceſſamment, ne ſe peut contenir de luy dire: M’amye, ſi vous continuez plus gueres en ces façons de faire, vous auancerez la mort à voſtre bon homme de pere, & à moy ſemblablement, qui vous ay auſsi chere que la vie: parquoy moderez vous pour l’aduenir, & mettez peine de vous reſiouyr, ſans plus penſer à la mort de voſtre couſin Thibault, lequel ſ’il a pleu à Dieu de l’appeller, le pẽſez vous reuoquer par voz larmes & cõtreuenir à ſa volonté? Mais la pauurette qui ne pouuoit diſsimuler ſon mal, luy diſt: Ma dame, il y a long temps que les dernieres larmes de Thibault ſont gettées, & croy que la ſource en eſt ſi bien tarye, qu’il n’en renaiſtra plus d’autres. La mere qui ne ſçauoit ou tẽdoient tous ces propos, ſe teut, de peur d’ennuyer ſa fille. Et quelques iours apres, la voyant continuer en ſes triſteſſes & angoiſſes accouſtumées, taſcha par tous moyens de ſçauoir, tant d’elle que de tous les domeſtiques de ſa maiſon, l’occaſiõ de ſon dueil, mais tout en vain, dequoy la pauure mere faſchée oultre meſure, ſ’aduiſa de faire entẽdre le tout au ſeigneur Antonio ſon mary. Et vn iour qu’elle le trouua à propos, luy diſt: Monſeigneur, ſi vous auez conſideré la contenance de noſtre fille, & ſes geſtes, depuis la mort du ſeigneur Thibault ſon couſin, vous y trouuerez vne ſi eſtrange mutation, que vous en demeurerez eſmerueillé: Car elle n’eſt pas ſeulement contente de perdre le boire, le manger, & le dormir: mais elle ne ſ’exerce à autre choſe qu’à pleurer & lamenter, & n’a autre plus grand plaiſir & contentement, que de ſe tenir recluſe en ſa chambre, ou elle ſe paſsionne ſi fort, que ſi nous n’y donnons ordre, ie doubte deſormais de ſa vie, & ne pouuant ſçauoir l’origine de ſon mal, le remede ſera plus difficile: Car encores que ie me ſoye employée à toute extremité, ie n’en ay ſceu rien comprendre, & combien que i’aye penſé au commencement que cela luy procedaſt, pour le deces de ſon couſin, ie croy maintenant le contraire, ioinct qu’elle meſme m’a aſſeurée, que les dernieres larmes en eſtoient gettées, & ne ſçachant plus en quoy me reſouldre, i’ay penſé en moy meſme qu’elle ſe contriſtoit ainſi, pour vn deſpit qu’elle a cõceu, de voir la pluſpart de ſes compaignes mariées, & elle non, ſe perſuadant (peult eſtre) que nous la voulons laiſſer ainſi. Parquoy mon amy, ie vous ſupplie affectueuſemẽt, pour noſtre repos & pour le ſien, que vous ſoyez pour l’aduenir, curieux de la pouruoir en lieu digne de nous. A quoy le ſeigneur Antonio ſ’accorda volontiers, luy diſant: Mamye i’auois pluſieurs fois penſé à ce que me dictes: Toutesfois, voyant qu’elle n’auoit encores attainct l’aage de dix & huict ans, ie deliberois y pouruoir plus à loiſir. Neantmoins puisque les choſes ſont en tels termes, & que c’eſt vn dangereux treſor que de filles, i’y pouruoiray ſi promptement, que vous aurez occaſion de vous en contenter, & elle de recouurer ſon en bonpoinct, qui ſe perd à veuë d’œil. Ce pendãt aduiſez ſi elle eſt point amoureuſe de quelqu’vn, à fin que nous n’ayons point tant d’eſgard aux biens, ou à la grandeur de la maiſon ou nous la pourrions pouruoir, qu’à la vie & ſanté de noſtre fille: laquelle m’eſt ſi chere, que i’aimerois mieux mourir pauure, & desheritée, que de la donner à quelqu’vn qui la traictaſt mal. Quelques iours apres que le ſeigneur Antonio eut euenté le mariage de ſa fille, il ſe trouua pluſieurs gentilshõmes qui la demandoient, tant pour l’excellence de ſa beauté que pour ſa richeſſe & extraction: mais ſur tous autres l’alliance d’vn ieune Comte nõmé Paris, Cõte de Lodrõne, ſembla plus aduãtageux au ſeigneur Antonio, auquel il l’accorda liberallement, apres toutefois l’auoir communiqué à ſa femme. La mere fort ioyeuſe, d’auoir rencontré vn ſi honneſte party pour ſa fille, la fiſt appeller en priué, & luy fiſt entendre comme les choſes eſtoient paſſées, entre ſon pere & le Comte Paris, luy mettant la beauté & bonne grace de ce ieune Comte deuant les yeulx, les vertuz pour leſquelles il eſtoit recommandé d’vn chacun, adiouſtãt pour concluſion les grandes richeſſes & faueurs, qu’il auoit aux biens de fortune, par le moyen deſquelles elle & les ſiens viuroient en eternel honneur: mais Iuliette qui euſt pluſtoſt conſenty d’eſtre deſmembrée toute viue, que d’accorder ce mariage, luy diſt, auec vne audace non acouſtumée, Madame, ie m’eſtõne cõme auez eſté ſi liberalle de voſtre fille, de la commettre au vouloir d’autruy, ſans premier ſçauoir q̃l eſtoit le ſiẽ: vous en ferez ainſi que l’entendrez, mais aſſeurez vous que ſi vous le faictes, ce ſera oultre mon gré. Et quãt au regard du Comte Paris, ie perdray premier la vie qu’il ait part à mon corps, de laquelle vous ſerez homicide, m’ayãt liurée entre les mains de celuy, lequel ie ne puis, ny ne veulx, ny ne ſçaurois aymer. Parquoy ie vous prie me laiſſer deſormais viure ainſi, ſans prendre aucun ſoing de moy, tant que ma cruelle fortune, ait autremẽt diſpoſé de mon faict. La dolente mere qui ne ſçauoit quel iugement aſſeoir ſur la reſponſe de ſa fille, comme confuſe & hors de ſoy, va trouuer le ſeigneur Antonio, auquel ſans luy rien deſguiſer, feiſt entendre le tout. Le bon vieillart indigné oultre meſure, cõmanda qu’on l’amenaſt incontinent par force deuant luy, ſi de ſon gré elle n’y vouloit venir. Et ſi toſt qu’elle fut arriuée, toute eſplorée, elle commença à ſe ietter à ſes pieds, leſquels elle baignoit tous de larmes, pour la grande habondance, qui diſtilloiẽt de ſes yeulx. Et cuydant ouurir la bouche pour luy crier mercy, les ſanglots & ſouſpirs luy interrompoient ſi ſouuent la parolle, qu’elle demeura muette, ſans pouuoir former vn ſeul mot: mais le vieillard (qui n’eſtoit en riẽ eſmeu des larmes de ſa fille) luy diſt auec treſgrãde colere. Vien ça ingrate & deſobeyſſante fille, as tu deſia mis oubly ce que tant de fois as ouy racompter à ma table, de la puiſſance que mes anciens peres Romains auoient ſur leurs enfans? auſquels il n’eſtoit pas ſeulement loiſible de les vendre, engager & aliener (en leur neceſsité) comme il leur plaiſoit: mais qui plus eſt, ils auoient entiere puiſſance de mort & de vie ſur eux. De quels fers, de quels tourments, de quels liens te chaſtieroient ces bons peres, ſ’ils eſtoient reſuſcitez? & ſ’ils voyoient l’ingratitude, felonnie, & deſobeyſſance de laquelle tu vſes enuers ton pere, lequel auecques maintes prieres & requeſtes t’a pourueuë de l’vn des plus grands ſeigneurs de ceſte prouince, des mieulx renommez en toutes eſpeces de vertuz, duquel toy & moy ſommes indignes, tant pour les grands biẽs (auſquels il eſt appellé) cõme pour la grandeur & generoſité de la maiſon de laquelle il eſt yſſu: & neantmoins tu fais la delicate, & rebelle: & veulx contreuenir à mon vouloir. I’atteſte la puiſſance de celuy qui m’a faict la grace de te produyre ſur terre, que ſi dedans mardy (pour tout le iour) tu faulx à te preparer, pour te trouuer à mon chaſteau de Villefranche, ou ſe doibt rendre le Comte Paris: & lá donner conſentement à ce que ta mere & moy auons ia accordé: que non ſeulement ie te priueray de ce que i’ay des biens de ce monde, mais ie te feray eſpouſer vne ſi eſtroicte & auſtere priſon, que tu maudiras mille fois le iour & l’heure de ta naiſſance: Et aduiſe deſormais à ce que tu as affaire, car ſans la promeſſe que i’ay faicte de toy au Comte Paris, ie te ferois des à preſent ſentir combien eſt grande la iuſte colere d’vn pere, indigné contre l’enfant ingrat. Et ſans attendre autre reſponſe le vieillard part de ſa chambre, & lá laiſſa ſa fille à genoulx, ſans vouloir attendre aucune reſponſe d’elle. Iuliette congnoiſſant la fureur de ſon pere, craignant d’encourir ſon indignation, ou de l’irriter d’auantage, ſe retira (pour ce iour) en ſa chambre, & exerça toute la nuict plus ſes yeulx à plorer qu’a dormir: & le matin ſ’en part feignant aller à la meſſe, auecques ſa dame de chambre, arriua aux Cordeliers, & apres auoir faict appeler frere Laurens, elle le pria de l’ouyr en confeſſion, & ſi toſt qu’elle fut à genoulx deuant luy, elle commença ſa confeſsion par larmes, luy remonſtrãt le grand malheur qui luy eſtoit preparé, pour le mariage accordé par ſon pere auec le Comte Paris. Et pour la concluſion luy diſt: Monſieur, par ce que vous ſçauez, que ie ne puis eſtre mariée deux fois, & que ie n’ay qu’vn Dieu, qu’vn mary, & qu’vne foy: ie ſuis deliberée partant d’icy, auec ces deux mains, que vous voyez ioinctes deuant vous, ce iourd’huy donner fin à ma douloureuſe vie: à fin que mon eſprit porte teſmoignage au ciel, & mon ſang à la terre, de ma foy & loyauté gardée. Puis ayant mis fin à ce propos, elle regardoit çà & lá, faiſant entendre par ſa farouche contenance, qu’elle baſtiſſoit quelque ſiniſtre entreprinſe: dequoy frere Laurẽs eſtõné outre meſure, craignãt qu’elle n’executaſt ce qu’elle auoit deliberé luy diſt: Ma damoiſelle Iulliette, ie vous prie au nõ de Dieu, moderez quelque peu voſtre ennuy, & vous tenez coye en ce lieu, iuſques à ce que i’aye pourueu à voſtre affaire: car auant que partiez de ceans ie vous donneray telle cõſolation, & remedieray ſi bien à voz afflictiõs, que vous demeurerez ſatisfaicte & cõtente. Et l’ayant laiſſée en ceſte bõne opinion, ſort de l’egliſe, & mõte ſubitement en ſa chãbre, ou il cõmẽça à proiecter diuerſes choſes en ſon eſprit, ſe ſentant ores ſollité en ſa cõſciẽce, de ſouffrir qu’elle eſpouſaſt le Comte Paris: ſçachant que par ſon moyen elle en auoit eſpouſé vn autre. Ores faiſant ſon entreprinſe difficile, & encores plus perilleuſe l’execution, d’autã qu’il ſe cõmettoit à la miſericorde d’vne ieune ſimple damoiſelle peu acorte, & que ſi elle defailloit en quelque choſe, tout leur faict ſeroit diuulgué, luy diffamé, & Rhomeo ſon eſpoux puny. Neãtmoins apres auoir eſté agité d’vne infinité de diuers pẽſemẽs, fut en fin vaincu de pitié, & aduiſa qu’il aimoit mieux hazarder ſon hõneur, que de ſouffrir l’adultere de Paris auec Iuliette. Et eſtãt reſolu en ceci, ouurit ſon cabinet, & print vne fiolle, & ſ’en retourne vers Iuliette, laquelle il trouua quaſi trãſie, attendãt nouuelles de ſa mort, ou de ſa vie, à laquelle le beau pere demãda. Iuliette, quand eſt ce l’aſsignation de voz nopces? La premiere aſsignatiõ, diſt elle, eſt à mercredi, qui eſt le iour ordõné pour receuoir mõ cõſentemẽt du mariage, accordé par mõ pere au Cõte Paris, mais la ſolẽnité des nopces, ne ſe doit celebrer que le dixieſme iour de Septembre. Ma fille diſt le religieux, prẽs courage, le Seigneur m’a ouuert vn chemin, pour te deliurer, toy & Rhomeo de la captiuité qui t’eſt preparée. I’ay congneu tõ mari des le berceau. Il m’a touſiours cõmis les plus interieurs ſecrets de ſa cõſciẽce, & ie l’ay auſsi cher que ſi ie l’auois engẽdré: parquoy mõ cueur ne pourroit ſouffrir qu’on luy fiſt tort, en choſe ou ie peuſſe pourueoir par mon conſeil. Et d’autàt que tu es ſa femme, ie te doy par ſemblable raiſon aymer, & me euertuer de te deliurer du martyre & angoiſſe, qui te tient aſsiegée. Entends doncques ma fille, au ſecret que ie te voys à preſent manifeſter, & te gardes ſur tout de le declarer à creature viuante, car en cela conſiſte ta vie & ta mort. Tu n’es point ignorãte, par le rapport commun des citoyẽs de ceſte cité, & par la renommée, qui eſt publiée par tout de moy, que ie n’aye voyagé quaſi par toutes les prouinces de la terre habitable: de ſorte que par l’eſpace de vingt ans continuz ie n’ay donné repos à mon corps, ains ie l’ay le plus ſouuent expoſé à la merci des beſtes brutes par les deſerts & quelquefois à celle des vndes, à la merci des pirates, & de mille autres perils & naufrages, qui ſe retrouuent tant en la mer que ſur la terre. Or eſt il ma fille que toutes mes peregrinations ne m’ont point eſté inutiles, car outre le contentement incroyable que i’en reçoy ordinairement en mon eſprit, encores en ay ie recueilly vn autre fruict particulier lequel auec la grace de Dieu tu reſentiras en brief. C’eſt que i’ay eſprouué les proprietez ſecrettes des pierres, plantes, metaux & autres choſes cachées aux entrailles de la terre, deſquelles ie me ſçay aider (contre la commune loy des hommes) lorsque la neceſsité me ſuruient ſpecialement aux choſes eſquelles ie congnois mon Dieu en eſtre moins offencé. Car comme tu ſçais eſtant ſur le bord de ma foſſe (comme ie ſuis) & que l’heure approche qu’il me fault rendre compte, ie doy deſormais auoir plus grande apprehenſion des iugemens de Dieu, que lors que les ardeurs de l’incõſiderée ieuneſſe bouillonnoient en mon corps. Entends doncques ma fille, qu’auec les autres graces & faueurs que i’ay receuës du ciel, que i’ay apprins & experimenté longtemps a, la compoſition d’vne paſte que ie faiz de certains ſimples ſoporiferes, laquelle puis apres reduicte en pouldre & beuë auec vn peu d’eau, en vn quart d’heure elle endort tellemẽt celuy qui la prẽd, & enſeueliſt ſi biẽ ſes ſens & autres eſprits de vie, qu’il n’y a medecin tant excellẽt qui ne iuge pour mort celuy qui en a prins. Et a encor d’auantage vn effect plus merueilleux, c’eſt que la perſonne qui en vſe ne ſent aucune douleur, & ſelon la quantité de la doze qu’on a receuë, le patient demeure en ce doux ſommeil, puis quand ſon operatiõ eſt parfaicte il retourne en ſon premier eſtat. Or reçoy donc maintenãt l’inſtruction de ce que tu doibs faire & deſpouille ceſte affection feminine, & prends vn courage viril, car en la ſeule force de ton cueur cõſiſte l’heur ou malheur de ton affaire. Voyla vne fiole que ie te dõne, laquelle tu garderas comme ton propre cueur, & le ſoir dont le iour ſuyuant ſeront tes eſpouſailles, ou le matin auant iour, tu l’empliras d’eau, & boiras tout ce qui eſt contenu dedans, & lors tu ſentiras vn plaiſant ſommeil, lequel gliſſant peu à peu par toutes les parties de ton corps, les contraindra ſi bien qu’elles demeureront immobiles, & ſans faire leurs accouſtumées offices, perdrõt leurs naturels ſentimens, & demeureras en telle extaſe l’eſpace de quarante heures pour le moins, ſans aucun poulx ou mouuement perceptible, dequoy eſtonnez ceux qui te viendront voir, te iugeront morte, & ſelon la couſtume de noſtre cité, ils te feront apporter au cimetiere, qui eſt pres noſtre egliſe, & te mettront au tombeau ou ont eſté enterrez tes anceſtres les Capellets. Et ce pendant i’aduertiray le ſeigneur Rhomeo par homme expres de tout noſtre affaire, lequel eſt à Mantouë, qui ne faudra à ſe trouuer la nuictée ſuyuãte ou nous ferons luy & moy ouuerture du ſepulchre, & enlieuerõs ton corps, & puis l’operatiõ de la pouldre paracheuée, il te pourra emmener ſecrettement à Mantouë, au deſceu de tous tes parens & amis, puis peult eſtre quelquefois la paix de Rhomeo faicte, cecy pourra eſtre manifeſté, auec le contentement de tous les tiens. Les propos du beau pere finiz, nouuelle ioye commença à ſ’emparer du cueur de Iulliette, laquelle auoit eſté ſi entẽtiue à les eſcouter qu’elle n’en auoit mis vn ſeul point en oubly. Puis elle luy diſt: Pere n’ayez doute que le cueur me deffaille en l’acompliſſement de ce que m’auez cõmandé, car quand bien ſeroit quelque forte poiſon, & venin mortel, pluſtoſt le mettrois ie en mon corps, que de conſentir de tomber es mains de celuy qui ne peult auoir part en moy. A plus forte raiſon doncques me dois ie fortifier, & expoſer à tout mortel peril, pour m’approcher de celuy duquel depẽd entierement ma vie, & tout le contentement que ie pretends en ce monde. Or va dõc ma fille (diſt le beau pere) en la garde de Dieu, lequel ie prie te tenir la main & te confirmer ceſte volonté en l’accompliſſement de ton œuure. Iulliette partie de auec frere Laurens, s’en retourna au palais de ſon pere ſur les vnze heures ou elle trouua ſa mere à la porte, qui l’attendoit en bõne deuotion de luy demãder ſi elle vouloit encores continuer en ſes premieres erreurs: mais Iulliette auec vne contenance plus gaye que de couſtume, ſans auoir patience que ſa mere l’interrogaſt luy diſt. Madame, ie viens de ſainct François ou i’ay ſeiourné peult eſtre plus que mon deuoir ne requeroit, neantmoins ce n’a eſté ſans fruict, & ſans apporter vn grand repos à ma conſcience affligée, par le moyen de noſtre père ſpirituel, frere Laurens auquel i’ay faict vne bien ample declaration de ma vie, & meſmes luy ay communiqué en confeſsion, ce qui eſtoit paſſé entre mon ſeigneur mõ pere & vous, ſur le mariage du Cõte Paris & de moy: mais le bõ homme m’a ſceu ſi biẽ gaigner par ſes ſainctes remõſtrãces & loüables hortatiõs, qu’encore que ie n’euſſe aucune volõté d’eſtre iamais mariée, ſi eſt ce que ie ſuis maintenant diſposée de vous obeir en ce qu’il vous plaira me commander. Parquoy madame ie vous prie impetrez ma grace enuers monſeigneur & pere, & luy dictes s’il vous plaiſt qu’obeïſſant á ſon commandement, ie ſuis preſte d’aller trouuer le Comte Paris à Villefranche, & lá en voz preſences l’accepter pour ſeigneur & eſpoux, en aſſeurance dequoy ie m’en vois en mon cabinet eſlire tout ce qu’il y a de plus precieux, à fin que me voyant en ſi bon equipage ie luy ſois plus agreable. La bonne mere rauie de trop grand aiſe, ne peut reſpondre vn ſeul mot, ains s’en va en diligence trouuer le ſeigneur Anthonio ſon mary, auquel elle racompta par le menu, le bon vouloir de ſa fille, & cõme par le moyen de frere Laurens elle auoit du tout changé de volonté: dequoy le bon vieillard ioyeux outre meſure, loüoit Dieu en ſon cueur, diſant: Mamie ce n’eſt pas le premier bien que nous auons receu de ce ſainct homme, meſme qu’il n’y a citoyen en ceſte republique, qui ne luy ſoit redeuable, plueſt au ſeigneur dieu que i’euſſe achepté vingt de ſes ans la tierce partie de mõ biẽ, tant m’eſt griefue ſon extreme vieilleſſe. Le ſeigneur Anthonio à la meſme heure va trouuer le Cõte Paris auquel il penſa perſuader d’aller à Villefranche. Mais le Comte luy remonſtra que la deſpence ſeroit exceſsiue, & que c’eſtoit le meilleur de la reſeruer au iour des nopces pour les mieux ſolenniſer. Toutesfois qu’il eſtoit bien d’aduis, s’il luy ſembloit bon d’aller voir Iulliette, & ainſi s’en partirent enſemble pour l’aller trouuer. La mere auertie de ſa veuuë, fiſt preparer ſa fille, à laquelle elle commanda de n’eſpargner ſes bonnes graces à la venuë du Comte, leſquelles elle ſceut ſi bien deſployer qu’auant, qu’il partiſt de ſa maiſon, elle luy auoit ſi bien deſrobé ſon cueur, qu’il ne viuoit deſormais que en elle, & luy tardoit tãt que l’heure determinée n’eſtoit venuë, qu’il ne ceſſoit d’importuner, & le pere & la mere de mettre vne fin & conſommation à ce mariage. Et ainſi ſe paſſa ceſte iournée aſſez ioyeuſement, & pluſieurs autres, iuſques au iour precedent les nopces, auquel la mere de Iulliette auoit ſi bien pourueu qu’il ne reſtoit rien de ce qui appartenoit à la magnificence & grandeur de leur maiſon. Villefranche duquel nous auons faict mention eſtoit vn lieu de plaiſance ou le ſeigneur Anthonio ſe ſouloit ſouuent recréer, qui eſtoit à vn mille ou deux de Veronne, ou le diſner ſe deuoit preparer, combien que les ſolennitez requiſes deuſſent eſtre faictes à Veronne. Iulliette ſentant ſon heure approcher diſsimuloit le mieulx qu’elle pouuoit: & quand ce vint l’heure de ſe retirer, ſa dame de chambre luy vouloit faire compaignie & coucher en ſa chambre, comme elle auoit accouſtumé. Mais Iulliette luy diſt. Ma grande amie, vous ſçauez que demain ſe doiuẽt celebrer mes nopces, & par ce q̃ ie veux paſſer la pluſpart de la nuict en oraiſon, ie vous prie pour ce iourd’huy me laiſſer ſeule, & venez demain ſur les ſix heures m’aider à m’acouſtrer, ce que la bonne vieille luy accorda aiſément, ne ſe doubtant point de ce qu’elle propoſoit de faire, s’eſtant retirée ſeule en ſa chambre, ayant vn boucal d’eau ſur la table, emplit la fiole que le beau pere luy auoit donnée, & apres auoir faict ceſte mixtion, elle miſt le tout ſoubs le cheuet de ſon lict, puis elle ſe coucha: & eſtant au lict, nouueaux penſers commencerent à l’enuironner, auec vne apprehenſion de mort ſi grande, qu’elle ne ſçauoit en quoy ſe reſouldre, mais ſe plaignant inceſſamment, diſoit. Ne ſuis ie pas la plus malheureuſe & deſeſperée creature qui naſquit onques entre les femmes? Pour moy n’y a au monde que malheur, miſere & mortelle triſteſſe, puis que mon infortune m’a reduicte à telle extremité que pour ſauluer mon honneur & ma conſcience, il fault que deuore icy vn breuuage, duquel ie ne ſçay la vertu. Mais que ſçayie (diſoit elle) ſi l’operation de ceſte pouldre ſe fera point pluſtoſt ou pluſtard qu’il n’eſt de beſoing, & que ma faulte eſtant deſcouuerte, ie demeure la fable du peuple. Que ſçay ie d’aduantage ſi les ſerpens & autres beſtes venimeuſes, qui ſe retrouuent couſtumierement aux tombeaux & cachots de la terre m’offenſeront penſant que ie ſoye morte? Mais comment pourray ie endurer la puanteur de tant de charongnes & oſſements de mes anceſtres qui repoſent en ce ſepulchre. Si de fortune ie m’eſueillois auant que Rhomeo & frere Laurens me vinſſent ſecourir? Et ainſi qu’elle ſe plongeoit profondement en la contẽplation de ces choſes, ſon imagination fut ſi forte, qu’il luy ſembloit aduis qu’elle voyoit quelque ſpectre ou fantoſme de ſon couſin Thibault, en la meſme ſorte qu’elle l’auoit veu bleſſé, & ſanglant: & apprehendant qu’elle debuoit viue eſtre enſepuelie à ſon coſté auec tant de corps morts & d’oſſemens deſnuez de chair, que ſon tendre corps & delicat ſe print à friſſonner de peur, & ſes blonds cheueux à heriſſer, tellement que preſſée de frayeur, vne ſueur froide commença à perſer ſon cuir & arrouſer tous ſes membres de ſorte qu’il luy ſembloit aduis qu’elle auoit deia vne infinité de morts autour d’elle, qui la tirailloient de tous coſtez, & la mettoient en pieces: & ſentant que ſes forces ſe diminuoient peu à peu, & craignant que, par trop grande debilité, elle ne peuſt executer ſon entreprinſe, comme furieuſe & forcenée ſans y penſer plus auant, elle engloutiſt l’eau contenuë en ſa fiolle, puis croiſant ſes bras ſur ſon eſtomach, perdit à l’inſtant tous les ſentimẽs du corps & demeura en extaſe. Et comme l’aube du iour commençoit à mettre la teſte hors de ſon Oriẽt, ſa dame de chambre qui l’auoit enfermée auec la clef ouurit la porte, & la penſant eueiller l’appelloit ſouuent, & luy diſoit, ma damoiſelle, c’eſt trop dormy, le Comte Paris vous viendra leuer. La pauure femme chantoit aux ſourds, car quand tous les plus horibles & tempeſtueux ſons du monde euſſent reſonné à ſes oreilles, ſes eſprits de vie eſtoient tellement liez & aſſopiz, qu’elle ne ſ’enfuſt eſueillée. Dequoy la pauure vieille eſtonnée, commença à la manier, mais elle la trouua par tout froide comme marbre, puis luy mettant la main ſur ſa bouche, iugea ſouldain qu’elle eſtoit morte: car elle n’y auoit trouué aucune reſpiration: dont comme forcenée & hors de ſoy, courut l’annoncer à la mere, laquelle effrenée comme vn tigre, qui a perdu ſes faons, entra ſoudainement en la chambre de ſa fille, & elle l’ayant aduiſée en ſi piteux eſtat, la penſant morte ſ’eſcria. Ah, mort cruelle qui as mis fin à toute ma ioye & felicité, execute le dernier fleau de ton ire contre moy, de peur que ne me laiſſant viure le reſte de mes iours en triſteſſe, mon martyre ne ſoit augmenté. Lors elle ſe print tellement à ſouſpirer qu’il ſembloit que le cueur luy deuſt fendre, & ainſi qu’elle renforçoit ſes criz, voicy le pere, le Comte Paris, & grand trouppe de gentilshommes & damoiſelles, qui eſtoient venuz pour honnorer la feſte, leſquels ſi toſt qu’ils eurent le tout entendu, menerent tel dueil, que qui euſt veu lors leurs contenances, il euſt peu aiſément iuger que c’eſtoit la iournée d’ire & de pitié, ſpecialement le ſeigneur Anthonio, lequel auoit le cueur ſi ſerré qu’il ne pouuoit ny plourer ny parler, & ne ſçachant que faire manda incontinẽt querir les plus experts medecins de la ville, leſquels apres s’eſtre enqueſtez de la vie paſſée de Iulliette iugerent d’vn commun rapport qu’elle eſtoit morte de melancholie, & lors les douleurs commencerent à ſe renouueller. Et ſi oncques iournée fut lamentable, piteuſe, malheureuſe & fatale, certainement ce fut celle en laquelle la mort de Iulliette fut publiée par Veronne: car elle eſtoit tãt regrettée des grãds & des petits, qu’il ſembloit à voir les cõmunes plaintes que toute la republique fuſt en peril, & nõ ſãs cauſe. Car outre la naifue beauté acõpaignée de beaucoup de vertuz, deſquelles nature l’auoit enrichie, encores eſtoit elle tant humble, ſage & debonnaire, que pour ceſte humilité & courtoiſie, elle auoit ſi bien deſrobé les cueurs d’vn chacun, qu’il n’y auoit celuy qui ne lamẽtaſt ſon deſaſtre. Comme ces choſes ſe demenoient, frere Laurens deſpeſcha en diligence vn beau pere de ſon couuent nommé frere Anſelme, auquel il ſe fioit comme en luy meſme, & luy donna vne lettre eſcripte de ſa main & luy commanda expreſſement ne la bailler à autre qu’à Rhomeo, en laquelle eſtoit contenu tout ce qui eſtoit paſſé entre luy & Iulliette nommant la vertu de la pouldre, & luy mandoit qu’il euſt à venir la nuict ſuyuante, par ce que l’operation de la pouldre prendroit fin, & qu’il emmeneroit Iulliette auec luy à Mãtouë en habit diſsimulé iuſques à ce que la fortune en euſt autrement ordonné. Le cordelier fiſt ſi bonne diligence qu’il arriua à Mantouë, peu de temps apres. Et pour ce que la couſtume d’Italie eſt que les cordeliers doibuent prendre vn cõpaignon à leur couuent pour aller faire leurs affaires par ville: le cordelier ſ’en va à ſon couuent, mais depuis qu’il y fut entré, il ne luy fut loiſible de ſortir à ce iour comme il penſoit, par ce que quelques iours auant il eſtoit mort quelque religieux au couuent (comme on diſoit) de peſte: parquoy les deputez de la ſanté auoient deffendu au gardien que les cordeliers n’euſſent à aller par ville, ny communiquer auecques aucun des citoyens, tant que meſsieurs de la iuſtice leur euſſent donné permiſsion, ce qui fut cauſe d’vn grãd mal, cõme vous verrez cy apres. Ce cordelier eſtant en ceſte perplexité de ne pouuoir ſortir, ioint auſsi qu’il ne ſçauoit ce qui eſtoit contenu en la lettre, voulut differer pour ce iour. Ce pendant que ces choſes eſtoient en ceſt eſtat, on ſe prepara à Veronne pour faire les obſeques de Iulliette. Or ont vne couſtume, qui eſt vulgaire en Italie de mettre tous les plus apparẽts d’vne ligne en vn meſme tombeau, qui fut cauſe que Iulliette fut miſe en la ſepulture ordinaire des Capellets, en vn cymitiere pres l’eglise des cordeliers, ou meſmes Thibault eſtoit enterré. Et ſes obſeques paracheuées honorablement, chacun s’en retourna, auſquelles Pierre ſeruiteur de Rhomeo auoit aſsiſté, car comme nous auons dict cy deuant, ſon maiſtre l’auoit renuoyé de Mantouë à Veronne faire ſeruice à ſon pere, & l’aduertir de tout ce qui ſe baſtiroit en ſon abſence à Veronne. Et ayant veu le corps de Iulliette enclos dedans le tombeau, iugeant comme les autres qu’elle eſtoit morte, print incontinent la poſte, & fiſt tant par ſa diligence qu’il arriua à Mantouë ou il trouua ſon maiſtre en ſa maiſon acouſtumée, auquel il diſt (ayãt ſes yeux tous mouillez de groſſes larmes) Monſeigneur, il vous eſt ſuruenu vn accident ſi eſtrange, que ſi ne vous armez de conſtance, i’ay peur d’eſtre le cruel miniſtre de voſtre mort. Sçachez monſeigneur que depuis hier matin ma damoiſelle Iulliette a laiſſé ce monde pour chercher repos en l’autre, & l’ay veuë en ma preſence receuoir ſepulture au cymetiere de ſainct François. Au ſon de ce triſte meſſage, Rhomeo commença à mener tel dueil qu’il ſembloit que ſes eſprits ennuyez du martyre de ſa paſſion, deuſſent à l’inſtant habandonner ſon corps, mais forte amour qui ne le peut permettre faillir iuſques à l’extremité, luy meiſt en ſa fantaſie que s’il pouuoit mourir aupres d’elle, ſa mort ſeroit plus glorieuſe, & elle (ce luy ſembloit) mieux ſatisfaicte. A raiſon dequoy apres ſ’eſtre laué la face de peur qu’on congneuſt ſon dueil, il part de ſa chambre, & deffend à ſon ſeruiteur de ne le ſuyure, puis il s’en va par tous les cantõs de la ville, chercher s’il pourroit trouuer remede propre à ſon mal. Et ayant aduiſé entre autres, la boutique d’vn apotiquaire aſſez mal peuplée de boittes, & autres choſes requiſes à ſon eſtat, & penſa lors en luy meſmes que l’extreme pauureté du maiſtre le feroit volontiers conſentir à ce qu’il pretendoit luy demander. Et apres l’auoir tiré à part, luy diſt en ſecret: Maiſtre voila cinquante ducats que ie vous donne & me deliurez quelque violente poiſon, laquelle en vn quart d’heure face mourir celuy qui en vſera. Le malheureux vaincu d’auarice luy accorda ce qu’il luy demandoit, & faignant luy donner quelque autre medecine deuant les gents, luy prepare ſoudainement le venin, puis luy diſt tout bas. Monſeigneurie vous en donne plus que n’auez beſoing: car il n’en fault que la moictié pour faire mourir en vne heure le plus robuſte homme du monde, lequel apres auoir ſerré ſon venin, s’en retourna à ſa maiſon, ou il commanda à ſon ſeruiteur qu’il euſt à partir en diligence, & s’en retourner à Veronne, & qu’il feiſt prouiſion de chandelles, de fuzil, & d’inſtrumens propres pour ouurir le ſepulchre de Iulliette, & ſur tout que il ne failliſt à l’attendre ioignant le cymetiere de ſaint François, & ſur la vie qu’il ne diſt à perſonne ſon deſaſtre: à quoy Pierre obeyſt en la forme que ſon maiſtre luy auoit commandé, & fiſt ſi bonne diligence qu’il arriua de bonne heure à Veronne donnant ordre à tout ce qui luy eſtoit enchargé. Rhomeo ce pendant ſollicité de mortels penſemens ſe fiſt apporter ancre & papier, & miſt en peu de paroles tout le diſcours de ſes amours par eſcript, les nopces de luy & de Iulliette, le moyen obſerué en la conſommation d’icelles le ſecours de frere Laurens, l’achapt de ſa poiſon, finablement ſa mort, puis ayant mis fin à ſa triſte tragedie, il ferma les lettres, & les cachetta de ſon cachet, puis miſt la ſuperſcription à ſon pere, & ſerrant ſes lettres en ſa bourſe, il monte à cheual & fiſt ſi bonne diligence qu’il arriua par les obſcures tenebres de la nuict en la cité de Veronne auant que les portes fuſſent fermées, ou il trouua ſon ſeruiteur qui l’atendoit, auec lanterne & inſtruments deſſuſ dits, propres pour ouurir le ſepulchre, auquel il diſt. Pierre aide moy à ouurir ce ſepulchre, & ſi toſt qu’il ſera ouuert ie te commande ſur peine de la vie, de n’approcher de moy, ny de mettre empeſchement à choſe que ie vueille executer. Voila vne lettre que tu preſenteras demain au matin à mõ pere à ſon leuer, laquelle peut eſtre luy ſera plus agreable que tu ne penſes. Pierre ne pouuãt imaginer quel eſtoit le vouloir de ſon maiſtre, s’eſloigna quelque peu, à fin de cõtempler ſes geſtes & contenances. Et lors que le cercueil fut ouuert, Rhomeo deſcend deux degrez tenant ſa chandelle en la main, & commença à aduiſer d’vn œil piteux le corps de celle qui eſtoit l’organe de ſa vie, puis l’ayant arrouſée de ſes larmes & baiſé eſtroictement la tenant entre ſes bras ne ſe pouuant reſſaſier de ſa veuë, miſt ſes crainctiues mains ſur le froid eſtomach de Iulliette, & apres l’auoir maniée en pluſieurs endroicts, & n’y pouuãt aſſeoir aucun iugement de vie, il tire ſa poiſon de ſa boitte, & en ayant auallé vne grãde quantité, il s’eſcrie: O Iulliette de laquelle le monde eſtoit indigne, quelle mort pourroit eſlire mon cueur, qui luy fuſt plus agreable que celle qu’il ſeuffre pres de toy: quelle ſepulture plus glorieuſe, que d’eſtre enfermé en ton tombeau? quel plus digne ou excellent epitaphe ſe pourroit ſacrer à la mémoire que ce mutuel & piteux ſacrifice de noz vies? & cuidãt rẽforcer ſon dueil le cueur luy cõmença à fremir pour la violẽce du venin, lequel peu a peu s’ẽparoit de ſon cueur, & regardãt çà & lá auiſa le corps de Thibault pres de celuy de Iulliette, lequel n’eſtoit encores du tout putrifié, parlant à luy comme s’il euſt eſté vif, diſoit: Couſin Thibault en quelque lieu que tu ſois, ie te crye maintenant merci de l’offenſe q̃ ie te feis de te priuer de vie, & ſi tu ſouhaites vẽgẽce de moy, quelle autre plus grande ou cruelle ſatisfaction ſçaurois tu deſormais eſperer, que de voir celuy qui t’a meffaict, empoiſonné de ſa propre main, & enſeuely à tes coſtez? Puis ayant mis fin à ce propos, ſentant peu à peu la vie luy deffaillir, ſe proſternant à genoulx, d’vne voix foible diſt aſſez bas: Seigneur Dieu, qui pour me racheter es deſcendu du ſein de ton pere, & as prins chair humaine au ventre de la Vierge: Ie te ſupplie prendre compaſsion de ceſte pauure ame affligée: car ie congnois bien, que ce corps n’eſt plus que terre: puis ſaiſy d’vne douleur deſeſperée ſe laiſſa tomber ſur le corps de Iulliette, de telle vehemence, que le cueur attenué de trop grand tourment, ne pouuant porter vn ſi dur & dernier effort, demeura habandonné de tous les ſens & vertuz naturelles, en façon que le ſiege de l’ame luy faillit à l’inſtant, & demeura roide eſtendu. Frere Laurens qui congnoiſſoit le periode certain, de l’operation de ſa pouldre, eſmerueillé qu’il n’auoit aucune reſponſe de la lettre qu’il auoit enuoyee à Rhomeo, par ſon compaignon frere Anſelme, ſ’en part de ſainct François: & auec inſtruments propres, deliberoit d’ouurir le ſepulchre, pour donner air à Iulliette, laquelle eſtoit preſte à ſ’eueiller. Et approchant du lieu, il aduiſa la clarté dedans, qui luy donna terreur, iuſques à ce que Pierre, qui eſtoit pres, l’euſt acertené, que Rhomeo eſtoit dedans, & n’auoit ceſſé de ſe lamenter & plaindre, depuis demie heure. Et lors ils entrerẽt dedans le ſepulchre, & trouuans Rhomeo ſans vie, menerent vn dueil, tel que peuuent apprehender ceulx qui ont aimé quelqu’vn de parfaicte amitié. Et ainſi qu’ils faiſoient leurs plainctes, Iulliette ſortant de ſon extaſe, & aduiſant la ſplendeur dans ce tombeau, ne ſçachant ſi c’eſtoit ſonge ou fantoſme, qui apparoiſſoit deuant ſes yeulx. Reuenant à ſoy recongneut frere Laurens, auquel elle diſt: Pere ie vous prie au nom de Dieu, aſſeurez moy de voſtre parolle: car ie ſuis toute eſperdue. Et lors frere Laurens, ſans luy rien deguiſer (par ce qu’il ſe craignoit d’eſtre ſurprins, pour le trop long ſeiour en ce lieu, luy racompta fidellement, cõme il auoit enuoyé frere Anſelme vers Rhomeo à Mantouë, duquel il n’auoit peu auoir reſpõſe: Toutesfois qu’il auoit trouué Rhomeo au ſepulchre, mort, duquel il luy monſtra le corps eſtẽdu, ioingnant le ſien: la ſuppliant au reſte, deporter patiemment l’infortune ſuruenue, & que, ſ’il luy plaiſoit, il la conduiroit en quelque monaſtere ſecret de femmes, ou elle pourroit (auec le temps) moderer ſon dueil, & donner repos à ſon ame. Mais à l’inſtant qu’elle eut getté l’œil ſur le corps mort de Rhomeo, elle commença à deſtoupper la bonde à ſes larmes, par telle impetuoſité, que ne pouuant ſupporter la fureur de ſon mal, elle halletoit ſans ceſſe ſur ſa bouche, puis ſe lançant ſur ſon corps, & l’embraſſant eſtroictement, il ſembloit qu’à force de ſouſpirs & de ſanglots, elle deuſt le viuifier & remettre en eſſẽce. Et apres l’auoir baiſé & rebaiſé, vn million de fois, elle ſ’eſcria. Ah! doulx repos de mes penſées, & de tous les plaiſirs que iamais i’eu, as tu bien eu le cueur ſi aſſeuré, d’eſlire ton cymetiere en ce lieu, entre les bras de ta parfaicte amãte, & de finir le cours de ta vie à mon occaſion, en la fleur de ta ieuneſſe, lors que le viure te deuoit eſtre plus cher & delectable? comment ce tendre corps a il peu reſiſter au furieux combat de la mort, lors qu’elle ſ’eſt preſentée? comment ta tẽdre & delicate ieuneſſe a elle peu permettre de ſon gré, que tu te ſois cõfiné en ce lieu, ord & infect, ou tu ſeruiras deſormais de paſture à vers, indignes de toy? Helas! helas! quel beſoing m’eſtoit il maintenant, que les douleurs ſe renouuellaſſent en moy, que le temps & ma longue patience deuoient enſeuelir & eſteindre. Ha miſerable & chetiue que ſuis, penſant trouuer remede à mes paſsions! i’ay eſmoulu le couteau, qui a faict la cruelle playe dont ie reçoy le mortel dommage. Ah heureux & fortuné tombeau, qui ſeruiras es ſiecles futurs de teſmoing de la plus parfaicte alliance, qu’ont les deux plus fortunez amãs qui furent oncques. Reçoy maintenãt les derniers ſouſpirs, & acces, du plus cruel de tous les cruels ſubiects d’ire & de mort. Et comme elle penſoit continuer ſes plainctes, Pierre aduertit frere Laurens, qu’il entendoit vn bruit, pres de la citadelle, duquel intimidez, ils ſ’eſloignerent promptement, craignants eſtre ſurpris. Et lors Iulliette ſe voyant ſeule, & en pleine liberté, print de rechef Rhomeo entre ſes bras, le baiſant par telle affection, qu’elle ſembloit eſtre plus attaincte d’amour, que de la mort. Et ayant tiré la dague que Rhomeo auoit ceincte à ſon coſté ſe donna de la poincte pluſieurs coups au trauers du cueur, diſant d’vne voix foible & piteuſe: A mort fin de malheur, & cõmencement de felicité, tu ſois la bien venuë: ne crains à ceſte heure de me darder, & ne donne aucune dilation à ma vie, de peur que mon eſprit ne trauaille à trouuer celuy de mon Rhomeo, entre tãt de morts. Et toy mõ cher ſeigneur & loyal eſpoux Rhomeo, ſ’il te reſte encores quelque congnoiſſance, reçoy celle que tu as ſi loyaument aimée, & qui a eſté cauſe de ta violẽte mort: laquelle t’offre volontairement ſon ame, à fin qu’autre que toy ne ſoit iouïſſant de l’amour que ſi iuſtemẽt auois cõquis. Et à fin que noz eſprits, ſortans de ceſte lumiere, ſoient eternellement viuans enſemble, au lieu d’eternelle immortalité. Et ces propos acheuez, elle rendit l’eſprit. Pendant que ces choſes ſe demenoient, les gardes de la ville paſſoient fortuitement par lá aupres, leſquels aduiſans la clarté en ce tõbeau, ſoupçonnerent incontinent que c’eſtoient Nicromanciens, qui auoient ouuert ce ſepulchre, pour abuſer des corps morts, & ſ’en aider en leur art. Et curieux de ſçauoir ce qui en eſtoit, entrerent au cercueil, ou ils trouuerent Rhomeo & Iuliette, ayants les bras laſſez, au col l’vn de l’autre, comme ſ’il leur euſt reſté quelque marque de vie. Et apres les auoir bien regardez à loiſir, cogneurent ce qui en eſtoit: & lors tous eſtonnez, chercherent tant çà & lá, pour ſurprendre ceux qu’ils penſoient auoir faict le meurtre, qu’ils trouuerent en fin le beaupere frere Laurens, & Pierre, ſeruiteur du deffunct Rhomeo, (qui c’eſtoiẽt cachez ſoubs vn eſtau) leſquels ils menerẽt aux priſons, & aduerirẽt le ſeigneur de l’Eſcale, & les Magiſtrats de Veronne, de l’inconuenient ſuruenu: lequel fut publié en vn inſtant par toute la cité. Vous euſsiez veu lors tous les citoyens, auec leurs femmes & enfans, habandonner leurs maiſons pour aſsister à ce piteux ſpectacle. Et à fin qu’en preſence de tous les citoyens le meurtre fuſt publié: les Magiſtrats ordonnerent que les deux corps morts, fuſſent erigez ſur vn theatre, à la veuë de tout le monde, en la forme qu’ils eſtoient, quand ils furent trouuez au ſepulchre. Et que Pierre & frere Laurens, ſeroient publiquement interrogez, à fin qu’auparapres on n’en peuſt murmurer, ou pretendre aucune cauſe d’ignorance. Et ce bon vieillard de frere, eſtant ſur le theatre, ayant ſa barbe blanche toute baignée de groſſes larmes: les iuges luy commanderent qu’il euſt à declarer, ceulx qui eſtoient autheurs de ce meurtre, attendu que à heure induë il auoit eſté apprehendé auec quelques ferremens pres le ſepulchre. Frere Laurens homme rond, & libre en parolle, ſans ſ’eſmouuoir aucunement pour l’accuſation propoſée, leur diſt, auec vne voix aſſeurée. Meſsieurs, il n’y a celuy d’entre vous, (que ſ’il veult auoir eſgard à ma vie paſſée, & à mes vieux ans, & au triſte ſpectacle, ou la malheureuſe fortune m’a maintenant reduict) qui ne ſoit grandemẽt eſmerueillé, d’vne tant ſoubdaine & ineſperée mutation: attendu que depuis ſoixante & dix ou douze ans, que ie feis mon entrée ſur la terre, & que ie cõmençay à eſprouuer les vanitez de ce monde, ie fus oncques attainct, tant ſ’en fault conuaincu de crime aucun, qui me ſceuſt faire rougir, encores que ie me recongnoiſſe deuant Dieu, le plus grand & abominable pecheur de la trouppe, ſi eſtce toutesfois, que lors que ie ſuis plus preſt à rendre mon compte, & que les vers, la terre & la mort m’adiournent à tous les momens du iour, à comparoiſtre deuant la Iuſtice de Dieu, ne faiſant plus autre choſe qu’abbayer mon ſepulchre. C’eſt l’heure (ainſi comme vous vous perſuadez) en laquelle ie ſuis tombé au plus grand intereſt & preiudice de ma vie, & de mon honneur. Et ce qui a engendré ceſte ſiniſtre opinion de moy en voz cueurs, ſont (peult eſtre) ces groſſes larmes, qui decoullent en abondance deſſus ma face: comme ſ’il ne ſe trouuoit pas en l’eſcripture ſaincte, que Ieſuſchriſt euſt ploré, eſmeu de pitié & compaſsion humaine, & meſmes que le plus ſouuent elles ſont fidelles meſſageres de l’innocence des hõmes. Ou bien, ce qui eſt plus probable, c’eſt l’heure ſuſpecte, & les ferremens, comme le Magiſtrat a propoſé, qui me rendent coulpable des meurtres, cõme ſi les heures n’auoiẽt pas toutes eſté crees du Seigneur eſgales: & ainſi que luy meſmes a enſeigné, il y en a douze au iour, monſtrant par cela qu’il n’a point acception d’heures, ny de momens, mais qu’on peult faire bien ou mal à toutes indifferemmẽt, ainſi que la perſonne eſt guidée, ou delaiſſée de l’eſprit de Dieu. Quant aux ferremens, deſquels ie fuz trouué, ſaiſy, il n’eſt ia beſoing maintenant de vous faire entendre, pour quel vſage a eſté crée le fer premierement, & comme de ſoy il ne peult rien accroiſtre en l’homme de bien ou de mal, ſinon par la maligne volonté de celuy qui en abuſe. Ce que i’ay bien voulu mettre en auant pour vous faire entendre que ny mes larmes, ny le fer, ny l’heure ſuſpecte, ne me peuuẽt conuaincre du meurtre, ne me rendre autre que ie ſuis: mais ſeulement le teſmoignage de ma propre conſcience, lequel ſeul me ſeruiroit (ſi i’eſtois coulpable) d’accuſateur, de teſmoing, & de bourreau. Laquelle (veu l’aage ou ie ſuis, & la reputation que i’ayeu le paſſé entre vous, & le petit ſeiour que i’ay plus à faire en ce monde) me deuroit plus tourmenter la dedans, que toutes les peines mortelles qu’on ſçauroit propoſer. Mais (la grace à mõ Dieu) ie ne ſens aucun ver, qui me ronge, ne aucun remors qui me picque, touchant le faict, pour lequel ie vous voy tous troublez, & eſpouuentez. Et à fin de mettre voz ames en repos, & pour eſteindre les ſcrupules, qui pourroiẽt tourmenter deſormais voz conſciences, ie vous iure ſur toute la part que ie pretends au Ciel, de vous faire entendre maintenãt de fonds en cõble, le diſcours de ceſte piteuſe tragedie, de laquelle vous ne ſerez (peult eſtre) moins eſmerueillez, que ces deux pauures paſsionnez amans, ont eſté forts & patiens, à ſ’expoſer à la miſericorde de la mort, pour la feruente, & indiſſoluble amytié qu’ils ſe ſont portez. Et lors le beaupere commença à leur deſduyre le commencement des amours de Iulliette & de Rhomeo: leſquelles apres auoir eſté par quelque eſpace de temps confirmées c’eſtoit enſuyui, par parolles de preſent, promeſſe de mariage entre eulx, ſans qu’il en ſceuſt rien. Et comme (quelques iours apres) les amans ſe ſentans aguillonnez d’vne amour plus forte, ſ’eſtoient adreſſez à luy, ſoubs le voille de confeſsion, atteſtans tous deux par ſerment, qu’ils eſtoient mariez, & que ſ’il ne luy plaiſoit ſolenniſer leur mariage, en face d’Egliſe, ils ſeroient contraincts d’offenſer Dieu, & viure en concubinage. En conſideration dequoy, & meſmes voyant l’alliance eſtre bonne & conforme en dignité, richeſſe & nobleſſe, de tous les deux coſtez: eſperãt par ce moyen (peult eſtre) reconcilier les Monteſches & Cappellets enſemble, & faire œuure agreable à Dieu, leur auoit donné la benediction en vne chappelle: dont la nuict meſme ils auoient conſommé leur mariage, au palais des Cappellets: dequoy la femme de chambre de Iulliette pourroit encores depoſer. Adiouſtant puis apres le meutre de Thibault, couſin de Iulliette, eſtre ſuruenu: à raiſon duquel le ban de Rhomeo ſ’eſtoit enſuiuy, & comme en l’abſence du dict Rhomeo, le mariage eſtant tenu ſecret entre eulx, on l’auoit voulu marier au Comte Paris, dequoy Iulliette indignée ſ’eſtoit proſternée à ſes pieds, en vne chappelle de l’egliſe ſainct François auecques vne ferme eſperance de ſe occire de ſes propres mains, s’il ne luy donnoit conſeil au mariage accordé par ſon pere auec le Comte Paris. Adiouſtant pour concluſion, encores qu’il euſt reſolu en luy meſme (pour vne apprehenſion de vieilleſſe & de mort) d’aborrer toutes les ſciences cachées, auſquelles il ſ’eſtoit delecté en ſes ieunes ans: touteſfois preſſé d’importunité & de pitié, & craignant que Iulliette exerceaſt cruauté contre elle meſme, il auoit eſlargy ſa conſcience, & mieulx aymé donner quelque legiere attaincte à ſon ame, que de ſouffrir que ceſte ieune damoiſelle deffiſt ſon corps & miſt ſon ame en peril. Et partant auoit deſployé ſon ancien artifice, & luy auoit baillé certaine pouldre pour l’endormir, par le moyen de laquelle on l’auoit iugée morte. Leur faiſant puis apres entẽdre, cõme il auoit enuoyé frere Anſelme aduertir Rhomeo par vne lettre de toutes leurs entreprinſes, duquel il n’auoit encores eu reſponſe: deduiſant apres par le menu, comme il auoit trouué Rhomeo au ſepulchre mort, lequel (comme il eſtoit vray ſemblable) s’eſtoit empoiſonné ou eſtouffé. Eſmeu de iuſte dueil qu’il auoit de trouuer Iulliette en ceſt eſtat la penſant morte, puis pourſuyuant ſon diſcours, leur declara comme Iulliette s’eſtoit tuée elle meſme de la dague de Rhomeo, pour l’accompaigner apres ſa mort, & comme il ne leur auoit eſté poſſible de la ſauluer pour le bruict ſuruenu des gardes qui les auoient contraincts de s’eſcarter. Et pour plus ample approbation de ſon dire, il ſupplia le ſeigneur de Veronne & les magiſtrats d’enuoyer à Mantouë querir frere Anſelme, ſçauoir la cauſe de ſon retardemẽt, de voir le contenu des lettres qu’il auoit enuoyées à Rhomeo, de faire interroger la dame de chambre de Iulliette, & Pierre ſeruiteur de Rhomeo, lequel ſans attendre qu’on en fiſt autre enqueſte, leur diſt: Meſsieurs ainſi que Rhomeo voulut entrer au ſepulchre, il me bailla ce paquet (à mon aduis eſcript de ſa main) lequel il me commanda expreſſement preſenter à ſon pere. Le paquet ouuert ils trouuent entierement tout le contenu de l’hiſtoire, meſmes le nom de l’apothicaire qui luy auoit vendu la poiſon, le prix, & l’occaſion pour laquelle il en auoit vſé. Et fut le tout ſi bien liquidé, qu’il ne reſtoit autre choſe pour la verification de l’hiſtoire, ſinon d’y auoir eſté preſens à l’execution: car le tout eſtoit ſi bien declaré par ordre qu’il n’y auoit plus aucun qui en fiſt doubte. Et lors le ſeigneur Barthelemy de l’Eſcale, (qui commandoit de ce temps lá à Veronne) apres auoir le tout communiqué aux magiſtrats, fut d’aduis que la dame de chambre de Iulliette fuſt bannie, pour auoir celé au pere de Rhomeo ce mariage claudeſtin, lequel, s’il euſt eſté manifeſté en ſa ſaiſon, euſt eſté cauſe d’vn treſgrand bien. Pierre pource qu’il auoit obey à ſon maiſtre fut laiſſé en ſa premiere liberté, l’apothicaire prins, gehenné, & conuaincu, fut pendu. Le bon vieillard de frere Laurẽs, (tant pour le regard des anciens ſeruices qu’il auoit faict à la republique de Veronne, que pour la bonne vie de laquelle il auoit touſiours eſté recommandé fut laiſſé en paix, ſans aucune note d’infamie. Toutesfois qu’il ſe confina de luy meſme en vn petit hermitage a deux mille pres de Verõne, ou il veſquit encore depuis cinq ou ſix ans en continuelles prieres & oraiſons, iuſques à ce qu’il fut appellé de ce monde en l’autre. Et pour la compaſsion d’vn ſi eſtrange infortune, les Monteſches, & les Capellets rendirent tant de larmes, qu’auec leurs pleurs ils euacuerent leurs coleres, de ſorte que deſlors ils furent reconciliez, & ceux qui n’auoiẽt peut eſtre moderez par aucune prudence ou conſeil humain, furent en fin vaincuz & reduicts par pitié. Et pour immortaliſer la mémoire d’vne ſi parfaicte & acomplie amitié, le ſeigneur de Veronne ordonna que les deux corps de ces pauures paſsionnez demourroiẽt enclos au tombeau auquel ils auoient finy leur vie, qui fut erigé ſur vne haulte colonne de marbre, & honoré d’vne infinité d’excellens epitaphes. Et eſt encores pour le iourd’huy en eſſence: de ſorte qu’entre toutes les plus rares excellences qui ſe retrouuent en la cité de Veronne, il ne ſe veit rien de plus celebre que le monument de Rhomeo & de Iulliette.
FIN DE LA TROISIES. HIST. AV SEIGNEVR DE LAVnay breton francois de Belleforeſt Comingeois.
SONET.
Celuy qui ſanglamment a chanté les erreurs
Des humains, & a fait triſtes les plus ioyeux:
Et qui des bien viuans a humectez les yeux
De ris, d’ennuy, de deuil, en lieſſe, & frayeurs.
Celuy, qui de l’amour exprime les fureurs
Sous le nom des Amãts fortunezmalheureux,
S’en vient plus hardimẽt, ſanglant & furieux,
De ces Amants chanter les mortelles horreurs.
Et quoy que des ſaincts vers des Grecs, Latins on die,
Et qu’on louë, ſans pris,d’eux touts la Tragedie
La proſe de Launay nonobſtant les ſurmonte.
Car eſpandant le ſang, priuant de l’ame les corps,
Il accorde ſi bien des nombres les diſcords,
Que ſa proſe tragique,aux vers tragiq’fait hõte.
Ou mort ou vie.